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du primat de la volonté dans notre conscience

volontaire sur l’intellect ; il est d’autres cas encore où la pensée se trouve plus lentement, il est vrai, mais aussi plus durablement faussée par les inclinations. L’espoir et la crainte nous font concevoir comme vraisemblables et proches les objets de nos souhaits et de nos appréhensions ; toutes deux aussi exagèrent leur objet. Platon (d’après Elien, Variæ Historiæ, 13,28) a désigné l’espoir par cette belle expression de « rêve de l’homme éveillé ». Car voici ce qui constitue l’espérance : Quand l’intellect ne peut pas nous procurer l’objet souhaité, la volonté le contraint à lui en fournir au moins l’image ; elle lui assigne le rôle d’un consolateur, qui, comme la nourrice le fait avec l’enfant, doit calmer son maître par des contes et les arranger de telle sorte qu’ils aient l’apparence de la vérité. L’intellect, asservi à cette tâche, est obligé, pour satisfaire la volonté, de faire violence à sa propre nature, puisqu’il lui faut, contrairement à ses lois propres, tenir pour vraies des choses qui ne sont ni vraies ni vraisemblables ; mais il s’agit avant tout pour ce valet de la volonté, maîtresse inquiète et intraitable, de procurer à celle-ci quelques instants de repos, de calme, d’assoupissement. Dans cet exemple apparaît clairement qui est le maître et qui est le valet. — Plusieurs de mes lecteurs ont pu faire sur eux-mêmes l’observation suivante : une affaire importante qui les concerne comporte plusieurs solutions ; ils font entrer ces solutions dans un raisonnement disjonctif, qui, à leur avis, les épuise toutes ; et voici que la solution définitive diffère de tous les cas prévus et se présente contre toute attente : ils n’auront pas fait attention à ce fait, que ce cas imprévu était entre tous le plus contraire à leurs intérêts. Et voici qui explique l’oubli et la surprise : tandis que l’intellect croyait faire la revue complète des sensibilités, la pire de toutes lui échappait, parce que la volonté la tenait en quelque sorte couverte de la main, je veux dire qu’elle dominait l’intellect au point de le rendre incapable d’apercevoir même ce cas éminemment défavorable, bien qu’il fût, puisqu’il s’est réalisé, le plus vraisemblable de tous. Le contraire se produit chez des tempéraments franchement mélancoliques, ou qui ont été instruits par des expériences du genre de celle que nous venons de décrire ici : l’inquiétude joue le rôle que jouait tout à l’heure l’espérance. La seule apparence d’un danger jette ces individus dans des craintes sans fin. Si l’intellect fait mine d’étudier et d’examiner les circonstances, on l’écarte aussitôt, en lui signifiant qu’il est incompétent, voire qu’il est un sophiste perfide : on n’ajoute foi qu’au cœur, et on en fait valoir les angoisses comme un argument en faveur de la réalité et de la grandeur du danger. Et de la sorte l’intellect ne peut même pas rechercher les raisons qui militent contre la crainte, raisons qu’il aurait bientôt trouvées, s’il était abandonné à lui-même ; mais il est forcé de représenter aussitôt à ces tempéra-