Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/352

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nure d’esprit, de l’aversion et même de l’inimitié qui peuvent en résulter, l’amour peut naitre et subsister, car il nous aveugle sur toutes ces divergences : mais un mariage qu’il ferait conclure serait très malheureux.

Pénétrons maintenant plus avant dans cette recherche. L’égoïsme est en général un caractère de toute individualité si profondément enraciné en elle, que, pour exciter l’activité d’un être individuel, les fins égoïstes sont les seules auxquelles on puisse se fier avec assurance. L’espèce a, il est vrai, sur l’individu, un droit antérieur, plus pressant et plus fort que la périssable individualité elle-même. Cependant, quand l’individu doit exercer son activité et même faire des sacrifices pour la conservation de l’espèce et la réalisation du type, son intellect, organisé uniquement en vue de l’existence individuelle, ne peut se rendre assez bien compte de l’importance de cette fonction, afin d’agir en conséquence. Dans cet état de choses, la nature ne peut atteindre son but qu’en faisant naître chez l’individu une certaine illusion, à la faveur de laquelle il regarde comme un avantage personnel ce qui en réalité n’en est un que pour l’espèce, si bien que c’est pour l’espèce qu’il travaille quand il s’imagine travailler pour lui-même ; il ne fait alors que poursuivre une chimère qui voltige devant ses yeux, destinée à s’évanouir aussitôt après, et qui tient lieu d’un motif réel. Cette illusion, c’est l’instinct. Dans la plupart des cas on peut le considérer comme le sens de l’espèce, chargé d’avertir la volonté de ce qui est profitable à l’espèce. Mais ici la volonté s’est individualisée, il faut donc lui donner le change pour qu’elle perçoive par le sens de l’individu ce que lui transmet le sens de l’espèce ; elle se figure marcher à un but individuel, tandis qu’en réalité elle ne poursuit qu’un but générique (à prendre le mot dans son acception propre). Les phénomènes extérieurs de l’instinct, c’est chez les animaux que nous pouvons le mieux les observer ; car c’est la que l’instinct joue le plus grand rôle ; mais sa marche intérieure, comme celle du phénomène interne, ce n’est qu’en nous-mêmes que nous apprenons à la connaître. On croit que l’instinct est presque nul dans l’homme, sauf au moment où, nouveau-né, il cherche et saisit le sein de sa mère. En réalité, nous avons un instinct très déterminé, très net et même très compliqué, celui qui nous guide dans le choix si délicat, si sérieux et si opiniâtre d’un autre individu pour la satisfaction du besoin sexuel. Cette satisfaction en elle-même, en tant que jouissance physique, reposant sur un besoin impérieux de l’individu, n’a absolument rien à faire avec la beauté ou la laideur de l’autre individu. Cependant cette recherche si ardente des avantages physiques et le choix si attentif qu’elle détermine ne dépendent évidemment pas de l’individu même qui choisit, comme celui-ci le croit, mais bien de la fin