Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/365

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remarques que voici « Hi sunt, quos Deus copulavit, ut eam, quæ fuit Uriæ et David ; quamvis ex diametro (sic enim sibi humana mens persuadebat) cum justo et legitimo matrimonio pugnaret hoc…, sed propter Salomonem, qui aliunde nasci non potuit, nisi ex Bathseba, conjuncto David semine, quamvis meretrice, conjunxit eos Deus. » (De vita longa, I, 5.)

La passion de l’amour, l’ξυερος, que les poètes de tous les temps ne cessent de peindre sous ses multiples aspects, sans pouvoir épuiser le sujet, sans pouvoir même le traiter d’une façon digne de lui, cette passion qui attache ainsi à la possession d’une femme déterminée l’idée d’un bonheur sans fin, et celle d’une douleur inexprimable à la pensée de ne pouvoir posséder cette femme, ce désir et cette souffrance d’un cœur amoureux ne peuvent avoir pour unique matière les besoins d’un individu éphémère : mais ce sont les soupirs de joie du Génie de l’espèce, quand il réussit à profiter d’une occasion unique de réaliser ses projets, ou ses profonds gémissements lorsqu’il en perd une. L’espèce seule a une vie éternelle, et seule, par conséquent, elle est capable de souhaits éternels, d’éternelles satisfactions et d’éternelles douleurs. Mais ici tous ces sentiments sont emprisonnés dans l’étroite poitrine d’un mortel : il n’est donc pas étonnant que celle-ci paraisse vouloir éclater et ne trouve nul moyen d’exprimer cette attente d’infinie volupté ou de malheur infini qui remplit son âme. De là découle la source de toute la poésie érotique du genre supérieur, qui, en raison de son sujet, s’élève à ces métaphores transcendantes qui semblent planer au-dessus des choses terrestres. Voilà le thème des Pétrarque, la matière des Saint-Preux, des Werther, des Jacques Ortis qui, sans cela, ne pourraient être ni compris ni expliqués. Cette valeur infinie que l’on attribue à la femme aimée ne peut reposer sur quelques qualités intellectuelles, ou sur des qualités objectives, réelles, d’abord parce que souvent son amant ne la connaît pas assez bien : tel était le cas de Pétrarque. Le génie de l’espèce peut seul deviner d’un coup d’œil quelle valeur elle a pour lui, pour la réalisation de ses fins. Aussi, d’ordinaire, les grandes passions prennent-elles naissance dès le premier regard :

Who ever lov’d, that lov’d not at first sight[1] ?
____________Shakespeare, As you like it, iii, 5.

Nous trouvons à ce sujet un passage remarquable dans un roman célèbre, il y a deux cent cinquante ans, Guzman d’Alfarache, de Mateo Aleman « No es necessario, para que uno ame, que pase distancia de tiempo, que siga discurso, ni haga eleccion, sino que

  1. « Aima-t-il jamais, qui n’aima pas au premier regard ? »