Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/385

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Cette propriété n’explique pas moins qu’il est le grand αρρητον, le secret de polichinelle, dont il n’est permis de parler expressément en aucun temps et en aucun lieu, mais qui toujours et partout s’entend de lui-même comme la chose capitale, pensée toujours présente à l’esprit de tous et qui fait saisir sur-le-champ la moindre allusion à ce sujet. Puisque partout les uns pratiquent et les autres supposent des intrigues d’amour, le rôle principal que joue dans le monde cet acte et tout ce qui s’y rattache répond bien à l’importance de ce punctum saliens de l’œuf du monde. Le côté plaisant de la chose, c’est le perpétuel mystère dont on entoure cette opération, intéressante pour nous entre toutes.

Mais voyez maintenant toute la frayeur de l’intellect humain, jeune et innocent encore, épouvanté par l’énormité de l’acte commis, quand pour la première fois ce grand mystère du monde se découvre à lui ! En voici la raison : dans cette longue route que la volonté dépourvue de connaissance dans le principe avait à parcourir, avant de s’élever jusqu’à l’intellect, surtout jusqu’à l’intellect humain et raisonnable, la volonté est devenue tellement étrangère à elle-même, qu’elle ne connaît plus son origine, cette pœnitenda origo, et qu’en la considérant du point de vue de la connaissance pure et innocente, elle est frappée de terreur à ce spectacle.

La volonté trouve son foyer, c’est-à-dire son centre et sa plus haute expression, dans l’instinct sexuel ; c’est donc un fait bien caractéristique et dont la nature rend naïvement compte dans son langage symbolique, que la volonté individualisée, c’est-à-dire que l’homme et l’animal ne puissent entrer dans le monde que par la porte des parties sexuelles.

L’affirmation du vouloir-vivre, concentrée dans l’acte de la génération, est une nécessité absolue chez l’animal. Car dans l’homme seulement la volonté, qui est la natura naturans, parvient à la réflexion. Parvenir à la réflexion, c’est connaître, non plus seulement pour satisfaire les exigences momentanées de la volonté individuelle, pour la servir dans les nécessités urgentes du présent, — comme c’est le cas pour l’animal, dans la mesure de sa perfection et de ses besoins, inséparablement liés l’un à l’autre, — mais c’est avoir acquis une connaissance étendue et élargie, par un souvenir précis du passé, une anticipation approximative de l’avenir, et comme une sorte de vue d’ensemble sur la vie individuelle, sur la sienne, sur celle d’autrui, sur l’existence en général. En réalité, la vie de chaque espèce animale, durant les milliers d’années de son existence, ressemble en quelque manière à un instant unique : car est-elle autre chose que la conscience du présent, sans celle du passé et de l’avenir, et par suite sans celle de la mort ?