Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/427

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voilà le seul résultat qu’elle puisse sincèrement nous donner. — Par une conséquence naturelle, ma doctrine, arrivée à son point culminant, prend un caractère négatif et finit par une négation. Car elle ne peut plus parler alors que de ce qu’on nie et de ce qu’on renie ; quant aux avantages obtenus et conquis en retour, elle est obligée (dans la conclusion du quatrième livre) de les désigner sous le nom de néant, et il lui est permis d’ajouter pour toute consolation que ce néant est seulement relatif, et non absolu. Car, si quelque chose n’est rien de ce que nous connaissons, il ne saurait rien être pour nous en général. Il ne s’ensuit pas pourtant que ce soit un néant absolu, que ce doive être un néant à tous les points de vue et dans tous les sens possibles ; mais simplement que nous nous trouvons bornés à une connaissance toute négative de la chose, ce qui peut très bien tenir à l’étroitesse de notre point de vue. — Or c’est là précisément le point où le mystique use encore de procédés positifs, et à partir duquel il ne lui reste plus que le complet mysticisme. Celui qui cependant à la connaissance négative, à laquelle seule la philosophie peut le mener, voudrait ajouter des compléments de ce genre, en trouverait les éléments les mieux combinés et les plus riches dans l’Oupnekhat, puis dans les Ennéades de Plotin, dans Scot Erigène, dans quelques endroits de Jacob Bœhme, mais surtout dans l’étonnant ouvrage de la Guyon, les Torrents, dans Angelus Silesius, enfin dans les poèmes des Sofis, dont Tholuk a publié un recueil en latin et un second traduit en allemand, et encore dans maint autre ouvrage. Les Sofis sont les gnostiques de l’islamisme ; aussi Sadi les désigne-t-il d’un nom qu’on peut traduire par « les clairvoyants ». Le théisme, calculé sur la capacité de la foule, place le principe premier de l’existence hors de nous, comme un objet : tout mysticisme, et de même le sofisme, le ramène au contraire peu à peu au dedans de nous ; selon les divers degrés d’initiation de l’adepte, il en fait un sujet, et l’initié finit par reconnaître, plein d’admiration et de joie, qu’il est lui-même ce principe. Ce procédé est commun à tout mysticisme : chez maître Eckhard, le père du mysticisme allemand, on en trouve l’expression dans ce précepte à l’adresse de l’ascète accompli « qu’il ne doit pas chercher Dieu hors de lui-même » (Œuvres d’Eckhard, édition Pfeiffer, vol. I, page 626) ; et plus naïvement encore dans ces cris d’allégresse avec lesquels la fille spirituelle d’Eckhard se porte à sa rencontre, après avoir éprouvé en elle cette transformation : « Maître, réjouissez-vous avec moi, je suis devenue Dieu. » (Ibid., page 465.) Conformément au même esprit, le mysticisme des Sofis se manifeste toujours surtout comme un enivrement de la conscience qu’on a d’être le noyau du monde, la source de toute existence, le centre où tout revient. Sans doute on y rencontre aussi la