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du primat de la volonté dans notre conscience

intellectuelle qui fait suite à mon mémoire couronné sur la Liberté de la volonté. J’y renvoie, pour ne pas me répéter.

Tous ceux qui produisent une œuvre quelconque, si cette œuvre est jugée insuffisante, invoquent leur bonne volonté qui, déclarent-ils, n’a pas fait défaut. De la sorte ils pensent mettre à l’abri l’essentiel, ce dont ils sont responsables, et leur propre moi : ils ne voient dans l’insuffisance de leur capacité que l’absence d’un outil convenable.

On excuse un imbécile, en disant qu’il n’en peut mais ; on ferait rire de soi, si on voulait excuser de la même manière celui qui est mauvais. Pourtant l’une et l’autre qualité sont innées au même titre. Ce qui prouve que la volonté est véritablement l’homme et que l’intellect n’en est que l’instrument.

La volonté seule est donc toujours considérée comme dépendant de nous-mêmes, c’est-à-dire comme la manifestation de notre être propre : et c’est pourquoi on nous en rend responsables. C’est pourquoi aussi il est absurde et injuste de nous demander raison de notre croyance, c’est-à-dire de notre connaissance : car, bien que cette croyance domine en nous, nous sommes obligés de la considérer comme une chose qui est aussi peu en notre pouvoir que les événements du monde extérieur. Nouvelle preuve que la volonté seule est l’élément intime et propre de l’homme, et que l’intellect, avec ses opérations qui s’accomplissent comme les événements extérieurs en vertu de lois nécessaires, est extérieur à la volonté, n’en est que l’instrument.

Les dons supérieurs de l’esprit ont passé de tout temps pour un présent de la nature ou des dieux ; c’est même pourquoi on les a appelés des dons (ingenii dotes, gifts [a man highly gifted]) ; on les considère comme différents de l’homme lui-même et ne lui étant échus que par faveur. La même considération n’a jamais prévalu pour les qualités morales, bien qu’elles aussi soient innées : on est habitué plutôt à les regarder comme émanant de l’homme même, comme sa propriété essentielle, comme l’élément constitutif de son moi. D’où il suit encore une fois que la volonté est l’être essentiel de l’homme, que l’intellect est secondaire, un instrument, une dotation.

Conformément à cette manière de voir, toutes les religions promettent pour les qualités de la volonté, ou du cœur, une récompense au delà de cette vie, dans l’éternité ; aucune n’en réserve aux qualités de l’esprit, de l’entendement. La vertu attend sa récompense dans l’autre monde ; la sagesse espère la sienne ici-bas ; le génie n’en attend ni dans ce monde, ni dans l’autre : il est à lui-même sa récompense. La volonté est donc la partie éternelle, l’intellect la partie temporelle.