Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/460

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sence intime du monde n’est nullement Jéhovah, mais bien plutôt en quelque sorte le Sauveur crucifié, ou encore le larron crucifié, selon le parti pour lequel elle se détermine : aussi ma morale s’accorde-t-elle toujours avec la morale chrétienne, et cela jusque dans les tendances les plus hautes de celle-ci, aussi bien qu’avec celle du brahmanisme et du bouddhisme. Spinoza ne pouvait s’affranchir du Juif : quo semel est imbuta recens servabit odorem. Ce qui est tout à fait juif en lui, et qui, joint au panthéisme, est de plus absurde et à la fois horrible, c’est son mépris des animaux, dans lesquels il voit de pures choses destinées à notre usage et auxquels il refuse tout droit (Eth., II, Appendix, c. xxvii). — Malgré tout, Spinoza demeure un très grand homme. Mais, pour le bien apprécier à sa valeur, il ne faut pas perdre de vue le rapport qui l’unit à Descartes. Descartes avait nettement séparé la nature en esprit et en matière, c’est-à-dire en substance pensante et en substance étendue, et mis de même Dieu et le monde en opposition absolue l’un avec l’autre : Spinoza, tant qu’il fut cartésien, enseigna tous ces principes dans ses Cogitata metaphysica, c. xii, en 1665. C’est seulement dans ses dernières années qu’il reconnut l’erreur fondamentale de ce double dualisme, et c’est pourquoi sa propre philosophie consiste principalement dans la suppression indirecte de ces deux oppositions ; et cependant, en partie pour ne pas blesser son maître, en partie pour moins choquer les esprits, il donna à cette philosophie, par le moyen d’une forme rigoureusement dogmatique, une apparence positive, bien que le contenu en fût surtout négatif. Son identification du monde avec Dieu n’a que ce seul sens négatif : Car appeler le monde Dieu, ce n’est pas l’expliquer ; sous ce second nom comme sous le premier, le monde demeure une énigme. Mais ces deux vérités négatives avaient une valeur pour leur temps, et pour tout temps où il existe des cartésiens conscients ou inconscients. Il partage avec tous les philosophes d’avant Locke le défaut de partir de notions abstraites, sans en avoir étudié préalablement l’origine : telles sont les notions de substance, de cause, etc., qui dans la suite avec une telle méthode reçoivent une acception beaucoup trop étendue. — Ceux qui, dans ces derniers temps, n’ont pas voulu professer le néo-spinozisme en vogue, en ont été détournés surtout par l’épouvantail du fatalisme. Sous ce nom il faut entendre toute doctrine qui ramène l’existence du monde, avec la situation critique qu’y occupe la race humaine, à une nécessité absolue, c’est-à-dire non autrement explicable. Les adversaires de cette doctrine croyaient qu’il importe avant tout de faire dériver le monde de l’acte libre de la volonté d’un être existant hors du monde : comme si l’on pouvait savoir à l’avance avec certitude lequel des deux est le plus exact, ou du moins le plus profitable