Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/108

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mais nous n’osions nous le dire. Et j’eus l’atroce faiblesse, inhérente à l’égoïsme de mon âme d’homme, de laisser Béatrice dans l’incertitude. La sculpturale beauté de mon amie se mit à décliner. La lampe rose cessa de s’allumer à l’intérieur de son visage d’albâtre. Les médecins donnèrent à son mal le nom d’anémie ; mais je savais que c’était son âme qui se retirait de son corps. Elle évitait mes regards anxieux avec un sourire triste. L’amaigrissement de ses membres devint excessif. Son visage fut bientôt si pâle que les yeux seuls y brillaient d’un feu sombre. Les rougeurs apparaissaient et s’évanouissaient sur ses joues et ses lèvres comme les dernières vacillations d’une flamme qui va s’éteindre. Alors je sus que Béatrice allait m’appartenir entièrement dans peu de jours, et malgré ma tristesse infinie une joie mystérieuse s’étendit en moi.

Le dernier soir, elle m’apparut sur les draps blancs comme une statue de cire vierge. Elle tourna lentement sa figure vers moi, et dit : « Au moment ou je mourrai, je veux que tu me baises sur la bouche et que mon dernier souffle passe en toi ! »

Je crois que je n’avais jamais remarqué combien sa voix était chaude et vibrante ; mais ces paroles me donnèrent l’impression d’un fluide tiède qui me toucherait. Presque aussitôt ses yeux suppliants cherchèrent les miens, et je compris que l’instant était venu. J’attachai mes lèvres sur les siennes pour boire son âme.