Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/118

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Quand cette idée l’eut repris, elle le tint tout entier. Il était poète avant tout ; Corrège, Raphaël et les maîtres préraphaélites, Jenny, Hélène, Rose-Mary, Lilith n’avaient été que des occasions d’enthousiasme littéraire. Même Lilith ? Peut-être, — et cependant Lilith ne voulait revenir à lui que tendre et douce comme une femme terrestre. — Il pensa à ses vers, et il lui en revint des fragments, qui lui semblèrent beaux. Il se surprit à dire : « Et pourtant il devait y avoir là des choses bien. » Il remâcha l’âcreté de la gloire perdue. L’homme de lettres revécut en lui et le rendit implacable.

...........................

Un soir il se retrouva, tremblant, poursuivi par une odeur tenace qui s’attache aux vêtements, avec de la moiteur de terre aux mains, un fracas de bois brisé dans les oreilles — et devant lui le livre, l’œuvre de sa vie qu’il venait d’arracher à la mort. Il avait volé Lilith ; et il défaillait à la pensée des cheveux écartés, de ses mains fouillant parmi la pourriture de ce qu’il avait aimé, de ce maroquin terni qui sentait la morte, de ces pages odieusement humides d’où s’échapperait la gloire avec un relent de corruption.

Et lorsqu’il eut revu l’idéal un instant senti, quand il crut voir de nouveau le sourire de Lilith et boire ses larmes chaudes, il fut pris du frénétique désir de cette gloire. Il lança le manuscrit sous les presses d’imprimerie, avec le remords sanglant d’un vol et