Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/27

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gracieusement les dents avec une spatule dorée ; il était ému par de nombreuses coupes de vin cuit, qu’il buvait avidement, sans le mêler, et il commença ainsi avec quelque confusion :

« Rien ne m’attriste plus que la fin d’un repas. Je suis obligé de me séparer de vous, mes chers amis. Cela me rappelle invinciblement l’heure où il faudra vous quitter pour tout de bon. Oh ! oh ! que l’homme est donc peu de chose ! Un hommelet, tout au plus. Travaillez beaucoup, suez, soufflez, faites campagne en Gaule, en Germanie, en Syrie, en Palestine, amassez votre argent pièce à pièce, servez de bons maîtres, passez de la cuisine à la table, de la table à la faveur ; ayez les cheveux longs comme ceux-ci, où je m’essuie les doigts ; faites-vous affranchir ; tenez maison à votre tour, avec des clients comme j’en ai ; spéculez sur les terrains et les transports de commerce, agitez-vous, démenez-vous : depuis l’instant où le bonnet d’affranchi vous aura touché la tête, vous vous sentirez asservi à une maîtresse plus puissante, dont aucune somme de sesterces ne vous délivrera. Vivons, tandis que nous nous portons bien. Enfant, verse du Falerne. »

Il se fit apporter un squelette d’argent articulé, le coucha dans diverses positions sur la table, soupira, s’essuya les yeux, et reprit :

« La mort est une chose terrible, dont la pensée m’assiège surtout quand j’ai mangé. Les médecins que j’ai consultés ne peuvent me donner aucun conseil.