Page:Schwob - Cœur double, Ollendorff, 1891.djvu/76

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à côté de l’autre ; la petite femme, assise en face, pleurait sans cesse à chaudes larmes.

Et quand ils arrivèrent dans la maison, une vie étrange commença pour eux trois. Elle allait éternellement de l’un à l’autre, épiant une indication, attendant un signe. Elle guettait ces surfaces rouges qui ne bougeraient jamais plus. Elle regardait avec anxiété ces énormes cicatrices dont elle distinguait graduellement les coutures comme on connaît les traits des visages aimés. Elle les examinait tour à tour, ainsi que l’on considère les épreuves d’une photographie, sans se décider à choisir.

Et peu à peu la forte peine qui lui serrait le cœur, au commencement, quand elle pensait à son mari perdu, finit par se fondre dans un calme irrésolu. Elle vécut à la façon d’une personne qui a renoncé à tout, mais qui vit par habitude. Les deux moitiés brisées qui représentaient l’être chéri, ne se réunirent jamais dans son affection ; mais ses pensées allaient régulièrement de l’un à l’autre, comme si son âme eût oscillé en manière de balancier. Elle les regardait tous deux comme ses « mannequins rouges, » et ce furent les poupées falotes qui peuplèrent son existence. Fumant leur pipe, assis sur leur lit, dans la même attitude, exhalant les mêmes tourbillons de vapeur, et poussant simultanément les mêmes cris inarticulés, ils ressemblaient plutôt à des pantins gigantesques apportés d’Orient, à des masques sanglants venus d’Outre-mer, qu’à des êtres animés