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piquillo alliaga.

— Oui, vous avez raison de pleurer, mon enfant ! il n’y en aura jamais comme elle, il n’y en a plus pour jouer la Cléopâtre et la Didon abandonnée !… Si vous l’avez entendue comme moi !… Quel enthousiasme ! quel frémissement dans la salle à son grand air final : Tu pars, cruel ! Il y avait sur tout une note dans le haut…

La grand’mère essaya de la faire… la voix lui manqua, et elle se remit à pleurer en s’écriant :

— Et quel cœur !… quelle piété filiale ! Ce n’est pas celle-là qui aurait abandonné sa mère !… Elle mettait toujours pour première condition que nous ne nous quitterions pas ! Sans cela elle aurait refusé les propositions les plus belles, les plus riches et les plus honorables.

— Eh ! senora !… s’écria Piquillo avec impatience, et cherchant vainement à la faire taire.

— Toutes les robes qu’elle ne mettait plus… c’était à moi qu’elle les donnait, continua la grand’mère en sanglotant ; elle était trop bonne et elle avait trop de talent pour être heureuse… les cabales l’ont tuée. Mais elle sera vengée !… Vous ne savez pas, dit-elle en s’interrompant et en essuyant ses larmes, j’ai vu Lazarilla Burgos ; elle est vieille, elle est affreuse, elle chante faux et elle joue les duègnes, mon cher ! poursuivit-elle avec un éclat de rire… oui, les duègnes, et elle n’y est pas bonne… on l’a même sifflée… Mais à quoi bon, reprit-elle en pleurant, ma fille n’était pas là pour en être témoin et pour l’entendre !… Ah ! ma pauvre Giralda ! ma pauvre enfant !

Et ses sanglots recommencèrent. Tout ce que Piquillo put obtenir au milieu de ce déluge de larmes, de regrets, de retours sur le passé et de complaintes sur le présent, c’est que la Giralda, déjà bien malade, avait été frappée au cœur en recevant la lettre de son fils.

Elle espérait pour lui la protection et la puissance du duc d’Uzède, elle le voyait déjà sur le chemin de la fortune et des honneurs, et en apprenant l’affront et l’humiliation qu’il venait de subir, et dont elle était la cause première, elle n’avait pu y résister.

La pauvre Giralda avait du cœur. Sans sa mère, qui avait pris à tâche d’étouffer en elle tous les bons mouvements, elle eût été une honnête fille ; si l’on eût développé et encouragé ses nobles instincts, elle eût été une femme supérieure. Presque toujours on nous donne nos vertus ou nos vices, et ceux qui ne doivent rien qu’à eux-mêmes, sont, en bien comme en mal, d’une nature exceptionnelle.

La pauvre Giralda n’avait pas eu la force d’entreprendre le Voyage de Madrid, quelque envie qu’elle éût de revoir et d’embrasser encore une fois son fils.

— Oui, mon enfant, s’écria Urraca, elle est morte la veille de notre départ, en me chargeant pour vous de sa bénédiction.

Piquillo ne vit que sa mère, et songeant à la bénédiction qu’elle lui envoyait, il oublia celle qu’elle en avait chargée.

— Je vous la donne pour elle ! s’écria la vieille en étendant sa main décharnée sur le front de Piquillo… et de plus, voici deux lettres, l’une pour vous, et l’autre…

— Pour qui ? demanda Piquillo.

— Pour qui ? reprit la vieille en hésitant un peu, pour une personne qui doit vous tenir de très près.

Pardonnez-moi, continua-t-elle avec embarras, ce que je vous ai dit d’abord au sujet du duc d’Uzède… c’est le désir que j’en avais… Il me semblait que cette famille-là devait vous être plus avantageuse, et le bonheur de mes enfants avant tout… Moi, je suis comme cela ! Mais s’il faut vous avouer la vérité, en mon âme et conscience, je crois que je m’abusais !

— Eh ! qu’en savez-vous ? s’écria Piquillo en retenant avec peine sa colère.

— Je n’en sais rien… c’est vrai ! puisqu’il y a doute !… mais ce doute n’en est plus un pour moi. Oui, oui ! quand je rappelle mes souvenirs, comme il y a quelqu’un que la Giralda à toujours aimé, comme, malgré mes avis et mes remontrances, ce fut sa première et seule inclination…

— Eh ! qu’importe ?

— Il importe qu’elle vous l’a dit elle-même !…… Rappelez-vous ses dernières paroles : « Celui qui aura pour toi le cœur et l’amitié d’un père… c’est celui-là et non pas moi qu’il faut croire… » C’est ce qu’elle vous répète encore dans sa lettre. Lisez plutôt.

En effet, la Giralda à son lit de mort demandait encore grâce et pardon à son fils, et le suppliait, à mains jointes, de porter lui-même à son adresse la lettre qu’elle lui envoyait. L’idée que Piquillo serait reconnu et adopté pouvait seule adoucir ses derniers moments, et elle mourait persuadée que son fils exécuterait ses ordres, et que Dieu exaucerait ses vœux.

Malgré la répugnance qu’il éprouvait à tenter de nouveau une démarche pareille, il ne voulut point que la prière de sa mère fût repoussée par lui ; il jura d’obéir.

Il veilla d’abord à ce que la vieille Urraca ne manquât de rien. Grâce aux libéralités du vice-roi ou plutôt d’Aïxa, il lui fut facile de lui assurer pour ses derniers jours une existence modeste.

Sans inquiétude désormais de ce côté, il songea à remplir au plus vite le devoir qu’on lui imposait.

La lettre qui lui avait été remise portait pour suscription :

« À Delascar d’Albérique, commerçant et mamufacturier dans le royaume de Valence. »


XXVI.

le départ.

En proie à toutes les réflexions qui venaient l’assaillir, Piquillo se répétait avec désespoir qu’à coup sûr, un commerçant, un manufacturier n’accueillerait pas mieux que le grand seigneur un enfant inconnu qui, après vingt ans, lui tombait du ciel. À coup sûr, il serait dédaigné, repoussé, peut-être même chassé, comme il l’avait été déjà… mais sa mère le voulait.

D’ailleurs et grâce au ciel, le royaume de Valence était loin de Madrid ; Piquillo serait seul témoin de l’humiliation qu’il allait subir, il ne s’en vanterait pas, et n’en parlerait à personne, ni avant, ni après. Son plus grand chagrin était son départ. Il était si