Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/129

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
123
piquillo alliaga.

et à dessein, comme pour dédommager celui qui avait été si longtemps sans l’entendre. Mon fils, lui dit Albérique, j’ai pensé toute cette nuit à toi et à ton avenir. Tu es venu à nous dans un temps d’épreuve et de malheur, la persécution nous menace, et si la main puissante qui nous soutient encore se retirait de nous, je ne sais ce qui arriverait de nos destinées, de nos fortunes, de nos jours peut-être !

— Je suis donc venu au bon moment ! s’écria Alliaga ; mon sort ne se séparera plus du vôtre.

— Oui, au jour du danger nous t’appellerons, et tu viendras, j’en suis sûr, dit le vieillard en voyant l’ardeur qui brillait dans les yeux d’Alliaga.

— Tu viendras nous défendre, dit Yézid.

— Ou mourir avec vous, mon frère, répondit Piquillo.

— Bien, mes enfants, mais d’ici là, continua d’Albérique, et dans ton intérêt même, gardons pour tout le monde, excepté pour Pedralvi, notre fidèle serviteur, et pour don Fernand, notre ami, le secret de ta naissance. Quelle que soit la carrière où t’appellent ton éducation et tes talents, ton origine te serait plus nuisible qu’utile sous le ministère du duc de Lerma. Auprès de Fernand d’Albayda, premier baron de Valence, et dont la famille a toujours protégé les nôtres, ce sera un titre de plus à son amitié ; auprès de tout autre ce serait un titre de proscription.

— Eh ! qu’importe ?

— Il importe, mon fils, dit gravement le vieillard, qu’il ne faut pas braver un danger inutile. Il s’en présentera assez d’autres qu’on ne pourra peut-être pas éviter.

Que Fernand, par son crédit, vous élève à une position avantageuse et solide, c’est tout ce que je veux pour vous !… et pour nous aussi, ajouta-t-il en souriant ; cette dernière considération vous décidera peut-être à m’écouter.

Le pouvoir que vous pourrez acquérir viendra en aide à nous et à nos frères. Vous les servirez plus utilement à la cour qu’ici dans nos travaux d’agriculture ou d’industrie, où les bras ne nous manquent point. Ce qui nous manque, ce sont des gens influents dans les hautes classes, et d’après ce que je sais de vous, c’est par la plume ou la parole que vous défendrez nos droits.

Partez donc ; ayez de l’ambition, sinon pour vous, au moins pour nous. Ne songez qu’à votre élévation, et ne vous inquiétez pas de votre fortune : elle est faite, puisque nous sommes riches. Chaque année, mon cher enfant, nous vous donnerons…

— Tout ce qu’il voudra, interrompit vivement Yézid, comme vous le faites pour moi ! À quoi bon lui fixer une pension ?

— Il a raison, dit d’Albérique, vous demanderez à votre père ou à Yézid, le chef de la famille après moi, toutes les sommes dont vous aurez besoin pour votre bonheur, vos plaisirs ou même vos caprices…

— C’est trop, c’est trop, mille fois ! s’écria Alliaga, confondu de tant de bontés, et ne trouvant plus de termes pour exprimer sa reconnaissance.

Il fut convenu que, trois ou quatre jours après, Alliaga retournerait à Madrid, où Fernand d’Albayda devait être de retour, et quel que fût le bonheur qu’éprouvât Piquillo au sein de sa nouvelle famille, il discuta moins cette fois, et se soumit, après une légère résistance, aux ordres de son père.

— Bien, dit le vieillard, il se forme, il commence à obéir.

Ce que n’avouait pas l’heureux Alliaga, c’était son impatience de revoir Aïxa, de lui apprendre que lui aussi se trouvait maintenant dans une position riche et honorable ; de lui déclarer enfin ce que jamais il n’avait osé ni avouer, ni même laisser entrevoir, ses rêves, ses projets et son amour.

Pendant les trois jours qui s’écoulèrent encore, Yézid menait chaque matin son frère dans les riches plaines de Valence, dans ces champs fertilisés par leurs soins, dans ces nombreuses fabriques où l’industrie étalait ses prodiges.

Il lui montrait les trésors créés et renouvelés chaque jour par le travail ; et quand Alliaga ne pouvait retenir ses cris d’étonnement et d’admiration, Yézid lui serrait la main, et lui disait à demi-voix, avec un air de contentement :

— Tout cela est à toi, frère.

— Non, non, jamais !

— Eh bien, à nous… si tu l’aimes mieux.

Le soir, ils rentraient tous les deux près du vieillard. Au repas de famille succédaient les longs entretiens et les doux épanchements du cœur.

Combien alors Alliaga découvrait dans son père d’indulgence et de bonté, jointes à un savoir et à une raison si supérieurs ! Combien il appréciait dans Yézid cette généreuse franchise, cette grâce chevaleresque, cette noblesse de sentiments, et surtout cette amitié si naturelle, si vive, si expansive, à laquelle on ne pouvait résister, et qui semblait dire : Aimez-moi, car je vous aime !

Aussi, et excepté son amour pour Aïxa, jamais Alliaga n’avait éprouvé d’affection plus douce et plus tendre que celle qui le portait vers son frère Yézid.

Déjà même, clairvoyant par amitié, il s’était aperçu qu’au milieu de toutes les richesses et de toutes les jouissances qui l’environnaient, Yézid n’était pas complétement heureux.

Parfois un nuage obscurcissait son front, parfois un sourire triste et mélancolique errait sur ses lèvres.

Un jour, et dans une allée où il se croyait seul, Yézid avait tiré de son sein une fleur de grenade desséchée, qu’il avait portée à sa bouche.

En vain d’Albérique pressait son fils de faire un choix et de se marier : toujours bon et gracieux, Yézid ne discutait point avec le vieillard, il lui répondait en souriant : Nous verrons, mon père. Mais les jours, les années s’écoulaient, et Yézid n’avait pu encore se décider à choisir.

— Il aime, se disait en lui-même Piquillo, il aime sans espoir. J’en suis sûr, je m’y connais ! j’étais comme lui, autrefois, car maintenant je suis heureux !

Il n’osait, par discrétion, rien demander à Yézid. Il respectait son secret, mais s’il fût resté un jour de plus, il lui aurait dit le sien, il lui aurait dit : J’aime Aïxa ! persuadé que sa confiance eût attiré celle de son frère.