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piquillo alliaga.

ou plutôt auraient dû venir les gardes espagnoles et wallonnes, qu’on avait remplacées ce jour-là par des ouvriers de Pampelune armés de piques ; puis le corps des bourgeois et notables commerçants, déguisés en hallebardiers, et salués par les cris frénétiques de la foule, composée de leurs parents, amis et concitoyens, qui les reconnaissaient, se les montraient du doigt et échangeaient avec eux des signes de tête et de main peu en harmonie avec la rigueur de la discipline militaire.

Derrière ce corps improvisé à la hâte s’avançaient des hérauts d’armes escortant le grand garde des sceaux.

Après celui-ci, marchaient deux mules qui portaient, sous un baldaquin aux armes de Léon et de Castille, une sorte d’estrade couverte d’une étoffe verte sur laquelle se trouvait une cassette de velours cramoisi qui renfermait le sceau du roi.

Quatre massiers portant leurs masses d’armes les suivaient ; puis enfin paraissaient le carrosse du roi et celui du ministre, entourés de tous les dignitaires du royaume qui lui servaient de cortége ; des alguazils et des familiers du saint-office fermaient la marche. C’est dans cet ordre que Philippe III arriva au palais du vice-roi, où le gouverneur et les magistrats de Pampelune l’attendaient. Il répondit aux acclamations de la foule par un salut de la main affable et gracieux, mais d’un air distrait qui fit supposer qu’il était en proie à quelque préoccupation, et il n’en avait aucune. Vrais ou faux, les témoignages de joie ou de dévouement dont il était l’objet ne lui causaient ni peine ni plaisir. Tout jusqu’alors lui avait été indifférent, rien n’avait excité ses désirs, et la suite seule pouvait prouver si le fond de son caractère était une haute philosophie ou une extrême indolence.

Philippe III était de petite taille, bien fait ; son visage était rond, agréable, blanc et vermeil ; il avait les lèvres de sa famille. On lui avait appris à montrer une certaine dignité dans sa démarche ; du reste son extérieur était agréable et sans prétention. On ne sait s’il connut jamais les causes de la mort de son frère don Carlos ; mais ce nom seul répandait sur sa physionomie une teinte de mélancolie et de terreur, et le respect qu’il portait au terrible Philippe II, son père, ressemblait beaucoup à de l’effroi ; aussi avait-il passé sa jeunesse dans une obéissance absolue et dans une complète oisiveté. Il était alors dans sa vingt-deuxième année, et le développement de ses forces physiques s’était fait avec tant de lenteur… que tout chez lui semblait en retard ; il ne connaissait encore ni la vivacité de la jeunesse, ni ses espérances, ni ses passions.

En descendant de la voiture, il s’appuya sur le bras de don Juan d’Aguilar, qui attendait au palais l’arrivée de son souverain. Celui-ci voyant l’air triste du vieux soldat, lui demanda avec bonté s’il ne souffrait pas, ne pouvant supposer qu’aucune autre peine put l’affecter en ce moment. Don Juan entendant le roi témoigner sa satisfaction au comte de Lémos, voulut hasarder quelques observations respectueuses sur l’état actuel des choses et sur la situation de Pampelune ; Philippe l’écoutait avec un embarras et une gêne visibles où respirait non le mécontentement mais la crainte d’avoir à soutenir un entretien sérieux ; aussi regardait-il autour de lui avec inquiétude, comme quelqu’un qui attend ou cherche du secours, et lorsqu’enfin il aperçut le comte de Lerma qui marchait derrière lui, il respira plus à l’aise, lui fit signe d’avancer, et semblait l’engager à prendre part à la conversation. Mais à la vue du ministre, don Juan d’Aguilar avait gardé le silence ; le roi l’en remercia par un sourire, et se hâta de gagner ses appartements, fatigué qu’il était du voyage et de la chaleur de la journée. En traversant la longue galerie qui conduisait à sa chambre à coucher, il découvrit dans la foule qui se tenait sur son passage un pauvre moine franciscain qui se haussait sur la pointe des pieds afin d’apercevoir le roi. Philippe quitta le comte de Lerma, le gouverneur et les courtisans qui l’entouraient, s’approcha du moine, s’inclina avec respect, et lui demanda sa bénédiction, que celui-ci lui donna en rougissant d’orgueil et de plaisir. Un murmure d’approbation accueillit cette nouvelle preuve de la piété du jeune monarque, et, après une journée si bien commencée et si bien finie, le roi des Espagnes et des Indes alla se livrer au sommeil.

Quant au comte de Lerma, qui, en présence du roi, avait accueilli don Juan d’Aguilar avec la plus grande distinction et le sourire sur les lèvres, il reprit tout à coup son air impassible et une figure de marbre qui sembla se refléter sur celle du vieux gentilhomme : celui-ci salua d’un air glacé, et tous deux se séparèrent.

Deux heures après, tout le monde dormait dans le palais. Le ministre seul veillait pour savoir ce qui s’était passé dans la journée, et, pour en avoir une idée bien exacte, il avait voulu ne s’en rapporter qu’à lui-même et lisait avec la plus grande attention les rapports qu’on venait de lui adresser, rapports détaillés et des plus véridiques, car ils avaient tous été rédigés par des témoins oculaires.

On y parlait d’abord du rôle important qu’avait joué le corrégidor Josué Calzado de las Talbas, homme dangereux par son caractère, par son crédit, par la haute influence qu’il exerçait sur le peuple, dont il était l’idole, et que dans la journée même il avait soulevé et apaisé à son gré.

Le ministre appuya sa tête dans ses mains, et après quelques instants de réflexion il murmura ces mots :

— C’est vrai, c’était un homme à ménager, que j’ai peut-être eu tort de faire attendre et de mécontenter ; il faut le gagner à tout prix et se l’attacher à jamais…

Et il écrivit sur ses tablettes : « Il y a une place de corrégidor-mayor vacante à Tolède… y nommer don Josué Calzado, en attendant mieux. »

Il poursuivit la lecture des rapports qui différaient, il est vrai, sur les causes de l’émeute ; mais presque tous s’accordaient à dire que le premier moteur avait été un certain barbier, Aben-Abou, dit Gongarello, Maure d’origine, qui avait commenté à haute voix et avec des paroles injurieuses l’ordonnance de police affichée dans les rues et qui concernait l’entrée de Sa Majesté à Pampelune.

— Ah ! cela ne m’étonne pas, s’écria le ministre avec un air de satisfaction orgueilleuse, je l’ai toujours