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piquillo alliaga.

levait à ces malheureux leurs biens et leur patrie…

— Eh bien, monsieur…

— Eh bien ! je vous déclarai ce jour-là que moi, qui n’étais rien, je vous renverserais, vous, ministre tout-puissant. Je l’ai juré, et je ne suis pas comme vous, monseigneur, je tiens mes serments !

— Que voulez-vous dire ? s’écria le duc en pâlissant et en se levant avec vivacité.

— Voici une ordonnance que le roi m’a chargé de vous remettre, répondit gravement Alliaga en restant assis sur son modeste pliant.

Le ministre, qui ne l’était plus, entr’ouvrit d’une main tremblante le papier fatal qu’on venait de lui remettre. D’un coup d’œil il l’avait parcouru, mais ne pouvant y croire encore, il relut une seconde et une troisième fois ces mots qui lui semblaient impossibles, ces mots terribles, foudroyants et tracés en caractères de feu, car ils lui brûlaient et la main et les yeux.

À sa première pâleur avait succédé un rouge pourpre ; tout son sang, qui d’abord s’était porté au cœur, était remonté à la tête avec une telle violence, qu’il chancela et retomba dans le fauteuil comme frappé d’apoplexie.

Alliaga s’élançait pour le secourir, quand la porte s’ouvrit de nouveau : un huissier de la chambre annonça que l’on sollicitait l’honneur de parler à frey Luis Alliaga.

— Qui donc ?

— Monseigneur le duc d’Uzède.

À ce nom, le cardinal-duc, prêt à perdre connaissance, se releva comme piqué par un serpent, mais il s’arrêta en entendant Alliaga répondre brusquement :

— Je n’ai pas le loisir ! qu’il attende !

Cet affront fait à son fils fut pour le duc de Lerma comme un calmant, comme un baume appliqué sur sa plaie saignante. Il chercha à reprendre ses sens, et d’une voix dont il s’efforçait de cacher l’émotion, il dit :

— Je comprends, c’est lui qui me succède.

Alliaga baissa la tête et ne répondit pas.

— Et vous, seigneur Alliaga, vous ! un homme d’honneur, vous approuvez une telle conduite !

— Je la trouve infâme !

— Je ne méritais donc pas, s’écria le duc avec joie, d’être traité ainsi, d’être renversé du pouvoir !

— Si monseigneur, mais point par votre fils !

Le vieux ministre, qui avait eu un rayon d’espoir, regarda Alliaga avec étonnement, et chercha vainement dans ses yeux l’explication d’une conduite qu’il ne pouvait comprendre, il s’écria :

— Je veux parler au roi, je veux le voir.

— C’est impossible, monseigneur.

— Conduisez-moi vers lui.

— Je ne le puis ni ne le veux, car cette lettre c’est moi qui la lui ai fait écrire.

— Vous, Alliaga, vous qui me devez tout !

— Vous oubliez, monseigneur, répondit Piquillo avec fierté, que je ne suis venu ici que pour vous prévenir des dangers qui menaçaient notre patrie, des complots médités contre elle et contre vous. C’est donc moi, qui, le premier, vous ai rendu service. Je vous suis resté fidèle tant que vous l’avez été à l’Espagne, et ne vous ai abandonné que le jour où vous avez trahi ses plus chers intérêts. Répondez vous-même : De quel côté est la trahison ?

— Oui, je le reconnais, oui, vous m’aviez prévenu ; vous avez agi loyalement, s’écria le duc avec une émotion et une chaleur toujours croissantes ; eh bien ! au nom de cette amitié que je n’aurais jamais dû rompre et qui peut se renouer encore, si vous le voulez… écoutez-moi, daignez m’écouter !

La porte s’ouvrit encore, et l’huissier répéta :

— Monseigneur le duc d’Uzède supplie frey Luis Alliaga de vouloir bien lui accorder la faveur d’un instant d’audience.

— Dites-lui que c’est impossible en ce moment, répondit Alliaga avec un air d’impatience et de mépris ; il peut attendre, je suis avec quelqu’un à qui il doit respect.

La porte se referma.

— Merci !.. merci !.. s’écria le duc en étendant les mains vers lui ; et maintenant, j’en suis certain, vous ne refuserez pas la dernière grâce que j’implore, celle de parler au roi en ma faveur.

Alliaga détourna la tête et répondit :

— Je ne le puis !

Alors… le dirai-je ! il faut donc que le sourire du maître ait un attrait bien enivrant, que le pouvoir, quand on l’a une fois possédé, devienne un besoin si vif qu’on ne puisse plus y renoncer ; que le désespoir de le perdre cause une douleur tellement intolérable, qu’elle fasse oublier tout, jusqu’à l’honneur…

— Alors, sans respect pour sa propre dignité, pour sa grandeur passée, pour les cheveux blancs qui couvraient sa tête, le duc de Lerma, ce ministre, ce cardinal, ce vieillard se précipita aux pieds d’Alliaga et, disputant encore les derniers lambeaux de la faveur qui lui échappait, mendia l’appui de celui qui venant de le renverser[1].

Alliaga, honteux et rougissant pour lui, s’empressa de le relever, en lui disant à voix basse :

— Je n’ai rien vu, monseigneur, je me tairai… je me tairai, je vous le jure !

Ces mots rappelèrent le duc à lui-même, et désormais résigné à son sort, il s’écria :

— Je pars ! je pars ! je saurai défier l’adversité qui m’accable ; mais il est un coup que je ne me sens point la force de supporter, une idée qui me conduira au tombeau : c’est que les calomnies dont on m’a abreuvé sont parvenues jusqu’au roi et qu’il y a ajouté foi. Avouez-le-moi, s’écria-t-il avec véhémence, Philippe m’accuse et me croit coupable ; il est persuadé que j’ai empoisonné la reine.

Alliaga lui fit signe que oui, et le vieillard, poussant un cri d’horreur, leva les mains au ciel en disant :

— Je jure par ce que j’ai de plus cher, par mon salut éternel, par le Christ lui-même, que je suis innocent.

— Je le sais ! je le sais ! s’écria Alliaga en lui serrant la main.

  1. Dans cette douloureuse situation, Lerma, oubliant sa dignité, ne rougit point de paraître en suppliant aux pieds d’Alliaga, et de conjurer, au nom de la reconnaissance, le moine ingrat d’intercèder en sa faveur auprès du roi.
    (Watson, Histoire de Philippe III, vol. ii, liv. vi, page 303.
    — Vittorio Siri, tom. iii — Gonzalo de Cespedes y Meneses).