Page:Scudéry - Artamène ou le Grand Cyrus, première partie, 1654.djvu/208

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Artamene avoit esté fort pensif : mais voyant que je me preparois à luy parler, il me prevint, & me dit avec un visage assez inquiet ; ne craignez pas, Chrisante, que je sois reconnu : & croyez que si quelque chose le pouvoit faire, ce seroit la precipitation que nous aporterions à partir, qui pourroit nous rendre suspects : c’est pourquoy ne nous hastons pas tant, & ne faisons rien tumultuairement.

En disant cela il nous quitta, sans me donner le temps de luy respondre ; & fut se promener au bord de la Mer, suivy de deux Esclaves que le fameux Corsaire luy avoit donnez. Mais helas ! que cette promenade où nous le suivismes bien toust apres, fut peu agreable pour luy ! & de quelles estrangges inquietudes ne se vit il pas accable ! Car enfin Seigneur, il aimoit : & il aimoit si esperdûment, que jamais personne n’a aime avec plus de violence. Neantmoins comme cette passion, en avoit trouvé une autre en possession du cœur d’Artamene, il se fit un grand combat en son ame : & ce qu’il nous avoit dit contre l’amour en allant au Temple ; estoit cause qu’il n’osoit nous descouvrir sa foiblesse. Il y avoit mesme des momens, où ne sçachant pas trop bien si ce qu’il sentoit en luy, estoit amour, il se le demandoit en secret : quel est ce tourment que je sens, disoit il, & d’où me peut venir l’inquietude où je me trouve ? Quoy ! pour avoir veû la plus belle personne du monde, faut il que j’en sois le plus malheureux ? les beaux Objets, adjoustoit il, n’ont accoustumé d’inspirer que de la joye : d’où peut donc venir que le plus bel Objet qui sera jamais, ne me donne que de la douleur ? Je ne sçay, poursuivoit il, si ce que je soubçonne estre amour, ne seroit point quelque chose