Page:Senancour - Rêveries, 1833.djvu/123

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détruite par cette durée même. Le malheur paraît moins fugitif ; mais nous sommes si faibles qu’après un certain temps le malheur aussi nous lassera. Tout n’était pas misère dans l’infortune ; elle offrait quelques avantages réels et de secrètes convenances. Lorsque nous sentons s’évanouir enfin le charme douloureux, ce dernier prestige, la trace de nos jours paraît s’enfoncer dans le vide, et le poids d’une telle chaîne se trouve intolérable.

L’homme simple s’occupe seulement de ce que la nature exige ; mais il peut être heureux dans cette simplicité même qui lui permet de dédaigner et plus souvent d’ignorer ce qu’il ne possède point. Exempt de passions, et dès lors de satiété, tranquille sur l’avenir, indifférent à l’égard du passé, jouissant toujours de ce qu’il reçoit, parce qu’il jouit du sentiment de ses forces, il est tel que la nature l’a fait, et il use de ce qu’elle lui offre principalement.

Parmi nous, au contraire, celui qui ne réunit pas la plupart des fantaisies multipliées afin de nourrir la sensualité, s’expose à ressentir plus de honte encore que de privations. Il semble alors que le malheur soit inséparable de la médiocrité, de la tempérance, de la modération même. On se demande si on peut vivre agréablement loin des villes, ou avec dignité,