Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/12

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poésie nouvelle. S’il est vrai que la littérature soit et ne puisse être autre chose que l’expression de faits accomplissables, la peinture de traits visibles, ou la révélation de sentiments possiblement vrais, la littérature de l’Empire devait réfléchir la physionomie de l’Empire, reproduire la pompe des événements extérieurs, ignorer la science des mystérieuses souffrances de l’âme. L’étude de la conscience ne pouvait être approfondie que plus tard, lorsque la conscience elle-même jouerait un plus grand rôle dans la vie, c’est-à-dire lorsque l’homme, ayant un plus grand besoin de son intelligence pour arriver aux choses extérieures, serait forcé à un plus mûr examen de ses facultés intérieures. Si l’étude de la psychologie, poétiquement envisagée, a été jusque-là incomplète et superficielle, c’est que les observations lui ont manqué, c’est que les maladies, aujourd’hui constatées et connues, hier encore n’existaient pas.

Ainsi donc le champ des douleurs observées et poétisées s’agrandit chaque jour, et demain en saura plus qu’aujourd’hui. Le mal de Werther, celui de René, celui d’Obermann, ne sont pas les seuls que la civilisation avancée nous ait apportés, et le livre où Dieu a inscrit le compte de ces fléaux n’est peut-être encore ouvert qu’à la première page. Il en est un qu’on ne nous a pas encore officiellement signalé, quoique beaucoup d’entre nous en aient été frappés ; c’est la souffrance de la volupté dépourvue de puissance. C’est un autre supplice que celui de Werther, se brisant contre la société qui proscrit sa passion, c’est une autre inquiétude que celle de René, trop puissant pour vouloir ; c’est une autre agonie que celle d’Obermann, atterré de son impuissance ; c’est la souffrance énergique, colère, impie, de l’âme qui veut réaliser une destinée, et devant qui toute destinée s’enfuit comme un rêve ; c’est l’indignation de la force qui voudrait tout saisir, tout posséder, et à qui tout échappe, même la volonté, au travers de fatigues vaines et d’efforts inutiles. C’est l’épuisement et la contrition de la passion désappointée ; c’est, en un mot, le mal de ceux qui ont vécu.

René et Obermann sont jeunes. L’un n’a pas encore employé sa puissance, l’autre n’essayera pas de l’employer ; mais tous deux vivent dans l’attente et l’ignorance d’un avenir qui se réalisera