Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/139

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des desseins grands mais austères. Cependant cette amertume ne dure point dans toute sa force : je m’abandonne ensuite, comme si je sentais que les hommes distraits, et les choses incertaines, et ma vie si courte ne méritent pas l’inquiétude d’un jour, et qu’un réveil sévère est inutile quand on doit sitôt s’endormir pour jamais.

LETTRE XXXVIII.

Lyon, 8 mai, VI.

J’ai été jusqu’à Blammont, chez le chirurgien qui a remis si adroitement le bras de cet officier tombé de cheval en revenant de Chessel. Vous n’avez pas oublié comment, lorsque nous entrâmes chez lui, à cette occasion, il y a plus de douze ans, il se hâta d’aller cueillir dans son jardin les plus beaux abricots ; et comment, en revenant les mains pleines, ce vieillard, déjà infirme, heurta du pied le pas de la porte, ce qui fit tomber à terre presque tout le fruit qu’il tenait. Sa fille lui dit brusquement : Voilà comme vous faites toujours ; vous voulez vous mêler de tout, et c’est pour tout gâter ; ne pouvez-vous pas rester sur votre chaise ? c’est bien présentable à présent ! Nous avions le cœur navré, car il souffrait et ne répondait rien. Le malheureux ! il est plus malheureux encore. Il est paralytique ; il est couché dans un véritable lit de douleurs, il n’a auprès de lui que cette misérable qui est sa fille. Depuis plusieurs mois il ne parle plus ; mais le bras droit n’est pas encore attaqué, il s’en sert pour faire des signes. Il en fit que j’eus le chagrin de ne pouvoir expliquer ; il voulait dire à sa fille de m’offrir quelque chose. Elle ne l’entendit pas, et cela arrive très-souvent. Lorsqu’il lui survint quelques affaires au dehors, j’en profitai pour que son malheureux père sût du moins que ses maux étaient