Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/30

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de ses misères mêmes une aptitude à des plaisirs inconnus des heureux, et ayant sur les leurs l’avantage d’une plus grande indépendance et d’une durée qui soutient la vieillesse elle-même. Pour moi, j’ai éprouvé, dans ce moment auquel il n’a manqué qu’un autre cœur qui sentît avec le mien, comment une heure de vie peut valoir une année d’existence, combien tout est relatif dans nous et hors de nous, et comment nos misères viennent surtout de notre déplacement dans l’ordre des choses.

La grande route de Genève à Lausanne est partout agréable ; elle suit généralement les rives du lac, et elle me conduisait vers les montagnes : je ne pensai point à la quitter. Je ne m’arrêtai qu’auprès de Lausanne, sur une pente d’où l’on n’apercevait pas la ville, et où j’attendis la fin du jour.

Les soirées sont désagréables dans les auberges, excepté lorsque le feu et la nuit aident à attendre le souper. Dans les longs jours on ne peut éviter cette heure d’ennui qu’en évitant aussi de voyager pendant la chaleur : c’est précisément ce que je ne fais point. Depuis mes courses au Forez, j’ai pris l’usage d’aller à pied si la campagne est intéressante ; et quand je marche, une sorte d’impatience ne me permet de m’arrêter que lorsque je suis presque arrivé. Les voitures sont nécessaires pour se débarrasser promptement de la poussière des grandes routes et des ornières boueuses des plaines, mais, lorsqu’on est sans affaires et dans une vraie campagne, je ne vois pas de motif pour courir la poste, et je trouve qu’on est trop dépendant si l’on va avec ses chevaux. J’avoue qu’en arrivant à pied l’on est moins bien reçu d’abord dans les auberges ; mais il ne faut que quelques minutes à un aubergiste qui sait son métier pour s’apercevoir que, s’il y a de la poussière sur les souliers, il n’y a pas de paquet sur l’épaule, et qu’ainsi l’on peut être en état de