Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/402

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satisfait, je crois qu’il en faut quatre : beaucoup de raison, de la santé, quelque fortune, et un peu de ce bonheur qui consiste à avoir le sort pour soi. A la vérité, chacun de ces trois autres biens n’est rien sans la raison, et la raison est beaucoup sans eux. Elle peut les donner enfin, ou consoler de leur perte ; mais eux ne la donnent pas, et ce qu’ils donnent sans elle n’a qu’un éclat extérieur, une apparence dont le cœur n’est pas longtemps abusé. Avouons que l’on est bien sur la terre quand on peut et qu’on sait. Pouvoir sans savoir est fort dangereux ; savoir sans pouvoir est inutile et triste.

Pour moi, qui ne prétends pas vivre, mais seulement regarder la vie, je ferai bien de me mettre à imaginer du moins le rôle d’un homme. Je veux passer tous les jours quatre heures dans mon cabinet. J’appellerai cela du travail ; ce n’en est pas un pourtant, car il n’est pas permis de poser une serrure ou d’ourler un mouchoir le jour du repos, mais on est très-libre de faire un chapitre du Monde primitif. Puisque j’ai résolu d’écrire, je ne serais pas excusable si je ne le faisais pas maintenant[1]. J’ai tout ce qu’il me faut : loisir, tranquillité, bibliothèque bornée, mais suffisante ; et au lieu de secrétaire, un ami qui me fera continuer, et qui soutient qu’en écrivant on peut faire quelque bien tôt ou tard.

  1. Des jours pleins de tristesse, l’habitude rêveuse d’une âme comprimée, les longs ennuis qui perpétuent le sentiment du néant de la vie, peuvent exciter ou entretenir le besoin de dire sa pensée ; ils furent souvent favorables à des écrits dont la poésie exprime les profondeurs du sentiment, et les conceptions vastes de l’âme humaine que ses douleurs ont rendue impénétrable et comme infinie. Mais un ouvrage important par son objet, par son ensemble et son étendue, un ouvrage que l’on consacre aux hommes, et qu’on destine à rester, ne s’entreprend que lorsqu’on a une manière de vivre à peu près fixe, et qu’on est sans inquiétude sur le sort des siens. Pour Obermann, il vivait seul, et je ne vois pas que la situation favorable où il se trouve maintenant lui fût indispensable.