Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/75

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couverte, occupée par des roches et des bruyères ; mais lorsque j’arrivai je ne les vis plus. Je descendis dans tous les fonds de cette sorte de lande creusée et inégale, où l’on avait taillé beaucoup de grès pour les pavés : je ne trouvai rien. En suivant une autre direction pour rentrer dans le bois, je vis un chien, qui d’abord me regardait en silence, et qui n’aboya que lorsque je m’éloignai de lui. En effet, j’arrivais presque à l’entrée de la demeure pour laquelle il veillait. C’était une sorte de souterrain fermé en partie naturellement par les rocs, et en partie par des grès rassemblés, par des branches de genévriers, de la bruyère et de la mousse. Un ouvrier qui pendant plus de trente ans avait taillé des pavés dans les carrières voisines, n’ayant ni bien ni famille, s’était retiré là pour quitter, avant de mourir, un travail forcé, pour échapper aux mépris et aux hôpitaux. Je lui vis une armoire. Il y avait auprès de son rocher quelques légumes dans un terrain assez aride ; et ils vivaient lui, son chien et son chat, d’eau, de pain et de liberté. J’ai beaucoup travaillé, me dit-il, je n’ai jamais rien eu ; mais enfin je suis tranquille, et puis je mourrai bientôt. Cet homme grossier me disait l’histoire humaine ; mais la savait-il ? croyait-il d’autres hommes plus heureux ? souffrait-il en se comparant à d’autres ? Je n’examinai point tout cela ; j’étais bien jeune. Son air rustre et un peu farouche m’occupait beaucoup. Je lui avais offert un écu ; il l’accepta, et me dit qu’il aurait du vin : ce mot-là diminua de mon estime pour lui. Du vin ! me disais-je ; il y a des choses plus utiles : c’est peut-être le vin, l’inconduite qui l’auront mené là, et non pas le goût de la solitude. Pardonne, homme simple, malheureux solitaire ! Je n’avais point appris alors que l’on buvait l’oubli des douleurs. Maintenant je connais l’amertume qui navre, et les dégoûts qui ôtent les forces ; je sais respecter celui dont le premier besoin est de ces-