Page:Senancourt Obermann 1863.djvu/81

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le mal m’opprime sans que le danger m’ait averti, quand la prudence peut me perdre, et que les intérêts des autres confiés à mes précautions m’interdisent l’insouciance et jusqu’à la sécurité, n’est-ce pas une nécessité que ma vie soit inquiète et malheureuse ? N’en est-ce pas une que l’inaction succède à des travaux forcés, et que, comme l’a si bien dit Voltaire, je consume tous mes jours dans les convulsions de l’inquiétude ou dans la léthargie de l’ennui ?

Si les hommes sont presque tous dissimulés, si la duplicité des uns force au moins les autres à la réserve, n’est-ce pas une nécessité qu’ils joignent au mal inévitable que plusieurs cherchent à faire aux autres en leur propre faveur, une masse beaucoup plus grande de maux inutiles ? N’est-ce pas une nécessité que l’on se nuise réciproquement, malgré soi, que chacun s’observe et se prévienne, que les ennemis soient inventifs, et que les amis soient prudents ? N’est-ce pas une nécessité qu’un homme de bien soit perdu dans l’opinion par un propos indiscret, par un faux jugement ; qu’une inimitié, née d’un soupçon mal fondé, devienne mortelle ; que ceux qui auraient voulu bien faire soient découragés ; que de faux principes s’établissent ; que la ruse soit plus utile que la sagesse, la valeur, la magnanimité ; que des enfants reprochent à un père de famille de n’avoir pas fait ce qu’on appelle une rouerie, et que des États périssent pour ne pas s’être permis un crime ? Dans cette perpétuelle incertitude, je demande ce que devient la morale ; et dans l’incertitude des choses, ce que devient la sûreté : sans sûreté, sans morale, je demande si le bonheur n’est pas un rêve d’enfant.

L’instant de la mort resterait inconnu. Il n’y a pas de mal sans durée ; et pour vingt autres raisons, la mort ne doit pas être mise au nombre des malheurs. Il est bien