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moi. Je n’aime point ce qui se prépare, s’approche, arrive, et n’est plus. Je veux un bien, un rêve, une espérance enfin qui soit toujours devant moi, au delà de moi, plus grande que mon attente elle-même, plus grande que ce qui passe. Je voudrais être tout intelligence, et que l’ordre éternel du monde... Et, il y a trente ans, l’ordre était, et je n’étais point !

Accident éphémère et inutile, je n’existais pas, je n’existerai pas : je trouve avec étonnement mon idée plus vaste que mon être ; et si je considère que ma vie est ridicule à mes propres yeux, je me perds dans des ténèbres impénétrables. Plus heureux, sans doute, celui qui coupe du bois, qui fait du charbon, et qui prend de l’eau bénite quand le tonnerre gronde ! Il vit comme la brute. Non ; mais il chante en travaillant. Je ne connaîtrai point sa paix, et je passerai comme lui. Le temps aura fait couler sa vie ; l’agitation, l’inquiétude, les fantômes d’une grandeur inconnue, égarent et précipitent la mienne.

LETTRE XIX.

Fontainebleau, 18 août, II.

Il est pourtant des moments où je me vois plein d’espérance et de liberté ; le temps et les choses descendent devant moi avec une majestueuse harmonie, et je me sens heureux, comme si je pouvais l’être : je me suis surpris revenant à mes anciennes années ; j’ai retrouvé dans la rose les beautés du plaisir et sa céleste éloquence. Heureux ! moi ? cependant je le suis ; et heureux avec plénitude, comme celui qui se réveille des alarmes d’un songe pour rentrer dans une vie de paix et de liberté ; comme celui qui sort de la fange des cachots, et revoit, après dix ans, la sérénité du ciel ; heureux comme l’homme qui aime... celle qu’il a sauvée de la mort ! Mais l’instant