Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Guizot, Didier, 1863, tome 8.djvu/434

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

veuve que tu te
consumes dans une vie solitaire ? Ah ! s’il t’arrive de mourir sans
enfants, le monde te pleurera comme une femme sans époux, le monde sera
ta veuve, se lamentera de ce que tu n’as laissé après toi aucune image
qui te rappelle, lorsque chaque veuve peut conserver en son particulier
le portrait de son mari dans son cœur en regardant les yeux de ses
enfants. Vois ce qu’un prodigue dépense dans ce monde qui ne fait que
changer de place, car le monde en jouit pourtant ; mais la beauté
prodiguée a un but en ce monde, et si on la garde sans s’en servir,
celui qui la possède la détruit. Ce cœur qui peut commettre sur
lui-même un meurtre aussi honteux ne respire point d’amour pour les

autres.


Fi donc ! avoue que tu ne portes d’amour à personne, puisque tu es si

imprévoyante pour toi-même. Admets, si tu veux, que tu es aimée de bien
des gens ; mais il est évident que tu n’aimes personne, puisque tu es
animée d’une haine si meurtrière, que tu n’hésites pas à conspirer
contre toi-même, et que tu cherches à ruiner cette belle demeure que tu
devrais tendre par-dessus tout à conserver. O change d’idée, afin que je
puisse changer d’opinion ! La haine sera-t-elle mieux logée que l’aimable
amour ? Sois, comme ta personne, bonne et gracieuse, montre-toi du moins
compatissante envers toi-même. Crée une image de ton visage, pour
l’amour de moi, afin que la beauté puisse survivre chez toi ou dans les

tiens..


A mesure que tu décroîtras, tu gagneras chez lui des tiers, que tu

perdras, et tu pourras tenir pour tien ce jeune sang que tu auras donné
dans toute sa jeunesse, lorsque la jeunesse te quittera. Là est la
sagesse, la beauté, la postérité ; loin de là, la folie, la vieillesse et
la décadence glacée ; si tous agissaient de même, le monde serait bientôt
fini, et en soixante ans on aurait le dernier mot de l’espèce humaine.
Que ceux que la nature n’a pas faits pour conserver la race, ceux qui
ont les traits durs, grossiers, et irréguliers, meurent stériles.
Regarde ceux qu’elle a le mieux doués ; elle t’a donné plus encore ; tu
dois libéralement user de ce don libéral, elle t’a taillée pour lui
servir de sceau, elle veut que tu laisses des empreintes de ta personne

et que tu ne laisses pas périr cet exemplaire..

{{Titre|Sonnets|William Shakespeare|XII|nocat=