Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1865, tome 1.djvu/96

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heure est venue, elle n’est pas à venir ; si elle n’est pas à venir, elle est venue : que ce soit à présent ou plus tard, soyons prêt. Voilà tout. »

Ainsi, Hamlet ne se croit pas plus maître de ses destinées qu’un moineau. Et c’est à cet être passif qu’échoit la mission de frapper le tyran. De là toutes ces hésitations, toutes ces incertitudes, toutes ces résistances intérieures auxquelles nous assistons. Hamlet se croit impuissant, et il faut qu’il renverse une puissance ; il ne se croit pas libre, et il faut qu’il rende libre tout un peuple ; il ne se croit pas d’initiative, et il faut qu’il fasse tomber le châtiment sur le prince assassin. Prodigieuse idée ! Shakespeare a fait d’Hamlet le vengeur fataliste !

Cette lutte entre la volonté et la fatalité n’est pas seulement l’histoire d’Hamlet, c’est l’histoire de tous. C’est votre vie, c’est la mienne. C’était celle de nos pères, ce sera celle de nos neveux. Et voilà pourquoi l’œuvre de Shakespeare est éternelle.

Certes, s’il est un spectacle sublime et qui méritait d’être symbolisé dans un drame, c’est le spectacle de cette guerre sans fin ni trêve entre l’homme et la fatalité. La fatalité a des alliés sur tous les champs de bataille : dans l’art, elle a pour alliés le bloc de marbre rebelle au ciseau, la forme rebelle à la couleur, l’expression rebelle à la pensée. Dans la science, elle a pour auxiliaires l’atome rebelle à l’analyse, l’apparence rebelle à l’évidence, le problème rebelle à la solution. Dans la politique, elle a pour auxiliaires l’ignorance rebelle à la lumière, le succès rebelle à la probité et au génie, la force rebelle à la liberté. Dans la vie, elle a pour complices les maladies, les passions, les accidents : le grain de sable qui fait mourir Cromwell, la beauté qui affole Antoine, le courant du fleuve qui glace Alexandre.