Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1866, tome 3.djvu/66

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Détail significatif ! Shakespeare, qui refuse la pitié au cœur des grands, la met dans l’âme des petits. Hubert, chargé de tuer Arthur, le fait évader. Un des hommes apostés par Macbeth éteint son flambeau pour que Fléance se sauve. Un des bravi payés par Richard refuse de frapper Clarence. Pour le poëte, les tyrans sont toujours pires que les bourreaux.

Les forfaits du despotisme troublent les bêtes elles-mêmes. Dans la nuit où Duncan est tué, ses chevaux redeviennent sauvages ; quand Hastings se rend à la Tour, son cheval se cabre. L’émotion gagne jusqu’aux choses. Le fer se refroidit, le feu s’éteint, pour ne pas aveugler Arthur. Le ciel s’indigne et proteste par de lumineux désordres. Cinq lunes apparaissent pour menacer le roi Jean ; le soleil se cache pour ne pas éclairer Macbeth et Richard III. — « Ah ! s’écrie le thane de Ross, voyez, les cieux, troublés par l’action de l’homme, menacent son sanglant théâtre ; d’après l’horloge, il est jour, et pourtant une nuit noire étouffe le flambeau voyageur. » Dans les champs de Bosworth, Richard fait la même remarque, presque dans les mêmes termes : « Le soleil dédaigne de briller, dit-il ; d’après le calendrier, il devrait éblouir l’Orient depuis une heure ; ce sera un jour bien noir pour quelqu’un. » Ainsi, Shakespeare nous fait remarquer partout l’ombre étrange que font les grands crimes sur la terre[1].

  1. Il faut citer ici ces belles paroles signées Auguste Vacquerie : « C’est un caractère bien essentiel du théâtre de Shakespeare que ces bouleversements de la nature dont il ne manque jamais d’accompagner les grands forfaits. L’assassinat de Duncan, l’ingratitude des filles de Lear, tous les crimes, soulèvent toujours dans les profondeurs du ciel et de la terre les protestations des tonnerres et des tremblements. C’est qu’encore au Moyen Âge l’humanité est presque toute matière et communique incessamment avec la matière. La créature n’est pas encore très-distincte de la création ; elle fait corps avec elle ; elle est à ce moment où Daphné, à moitié occupée par la végétation, n’est qu’à moitié femme ; elle tient au sol et ses pieds sont encore des racines. » (Article sur Macbeth ; collection de l’Événement.)