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LES JALOUX.

moi ! c’est moi ! c’est votre Cryseyde ! » Troylus ne répond pas. Alors, Pandarus et Cryseyde lui frottent la paume des mains et lui humectent le front. Troylus est toujours insensible. C’en est fait ; il est mort ! On devine l’émotion de Cryseyde à cette pensée ; le désespoir est plus fort que la pudeur, et la voilà qui couvre de baisers ce cher cadavre. Ô prodige ! à ce tendre contact, le cadavre a frissonné : Troylus respire, il rouvre les yeux et il contemple avec ravissement Cryseyde qu’il serre dans ses bras. Le moment tant désiré est enfin venu. Pandarus juge alors que sa présence est inutile ; il prend le flambeau et s’esquive en disant tout bas à Troylus : « Si vous êtes sage, ne vous évanouissez plus. »

Et c’est ainsi que, saisie au piége, la fille de Calchas est livrée à Troylus. Que de précautions Chaucer a prises pour atténuer, aux yeux du public anglais, la chute de son héroïne ! Que d’excuses il lui a fournies ! Le lecteur peut juger maintenant en connaissance de cause toute la distance qui sépare la Brisaïda italienne de la Cryseyde anglaise. Brisaïda a dans les veines le sang ardent et dans les idées l’exaltation voluptueuse du Midi ; elle ne résiste pas à Troylus, elle l’appelle ; et, dès qu’elle l’a quitté, elle se donne à son second amant aussi facilement qu’au premier. Cryseyde, au contraire, a toute la froide austérité du tempérament septentrional ; elle est vertueuse par instinct autant que par principe ; et, si elle cesse de l’être, c’est que les dieux eux-mêmes ont conspiré contre sa vertu.

Ainsi, depuis son apparition dans la légende normande, la maîtresse de Troylus se présente sous trois aspects bien divers. Dans le poëme de Benoist de Saint-Maur, elle n’est qu’une malheureuse fille séduite. Dans le poëme de Boccace, elle devient presque une courtisane ; dans le poëme de Chaucer, elle reste une lady. Il