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INTRODUCTION.

murmure la malédiction comme une litanie. Son hypocondrie stylite s’exhale en un incessant monologue d’imprécations. À l’entendre vociférer dans ce sauvage Pathmos, on croirait ouïr un apôtre de malheur entonnant contre la Babylone humaine l’apocalypse de la destruction : « Piété, scrupule, dévotion aux dieux, paix, justice, vérité, déférence domestique, repos des nuits, bon voisinage, instruction, mœurs, métiers et professions, hiérarchies, rites, coutumes et lois, perdez-vous dans le désordre de vos contraires, et vive le chaos !… Ô soleil bienfaisant, dégage de la terre une vapeur pestilentielle et infecte l’air qu’on respire sous l’orbe de ta sœur ! honnies soient toutes les fêtes, toutes les cohues humaines ! Timon méprise son semblable comme lui-même ! que la destruction enserre l’humanité !… Ô toi, notre mère commune, qui de la même substance dont tu enfles ton orgueilleux enfant, l’homme arrogant, engendres le noir crapaud, la couleuvre bleue, le lézard doré, le reptile aveugle et venimeux et tout ce qui naît d’horrible sous la coupole céleste qu’illumine le feu vivifiant d’Hypérion, stérilise ta féconde matrice, qu’elle ne produise plus l’homme ingrat ! sois grosse de tigres, de dragons, de loups et d’ours ; enfante des monstres nouveaux que ta surface ne présenta jamais à la voûte de marbre du firmament ! »

Cependant, tout en creusant le sol pour en arracher une racine, Timon a fait jaillir avec sa bêche quelque chose qui brille… Ô stupeur ! Le misérable a trouvé la fortune dans sa misère même. La faim lui a révélé une mine inépuisable qui expose à ses pieds toutes les splendeurs de la terre. Il n’a qu’à se baisser et il se relèvera plus opulent que jamais. Il n’a qu’à se courber, et il rachètera de l’usure tous ses domaines, et ses parcs, ses châteaux, ses palais lui seront rendus, et il reparaîtra dans Athènes, honoré, choyé, fêté, adulé, déifié. Il possède à discrétion