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INTRODUCTION.

ter la peine de son arrogance sacrilége. Il prétendait être au-dessus des hommes ; vingt-trois coups de couteau lui prouvent qu’il est mortel. Il s’exaltait jusqu’à l’Olympe ; vingt-trois coups de couteau le prosternent contre terre.

À peine le sacrifice est-il consommé que Brutus se hâte de lui donner sa véritable signification : « Penchez-vous, Romains, penchez-vous ; baignons nos bras jusqu’au coude dans le sang de César, et teignons-en nos épées, puis, marchons jusqu’à la place publique, et, brandissant nos lames rouges au-dessus de nos têtes, crions tous : Paix ! Indépendance ! Liberté ! »

Paix ! Indépendance ! Liberté ! telle est la devise sublime que Brutus écrit avec la pointe de son glaive dans le sang du tyran. Il veut que la chute du despote soit la chute du despotisme. La délivrance du monde peut seule justifier un tel forfait. Maître de la dictature, Brutus l’abdique aux mains du peuple. Il entend restituer le genre humain à lui-même. Un seul homme accaparait les droits de tous, s’arrogeait par un monopole monstrueux les priviléges et les franchises de tous, absorbait dans son omnipotence les volontés de tous : cet homme n’existe plus. Désormais, grâce à Brutus, la société est maîtresse de ses destinées ; elle rentre en possession de son autonomie ; elle reprend cette souveraineté que lui avait enlevée César ; elle recouvre son libre arbitre. Quel usage en va-t-elle faire ?

Ici se place cette incomparable scène du forum que la muse de l’histoire enviera à jamais à la muse tragique. — Plutarque raconte qu’après le meurtre de César, Brutus se réfugia immédiatement au Capitole et ne consentit à se rendre sur la place publique qu’après s’être assuré des dispositions du peuple à son égard. Le héros de Shakespeare dédaigne toutes ces précautions. Sa sûreté personnelle ne le préoccupe pas un moment. Il est tellement fort de sa conscience qu’il affronte sur-le-champ les conséquences