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INTRODUCTION.

accablantes calamités qu’un homme puisse subir, la ruine du toit domestique, l’anéantissement de la famille, la perte de la pairie, le veuvage, l’exil ne sauraient dompter le courage de Brutus. L’énergie du stoïque est inflexible comme le principe qu’il sert. Cette volonté unique ne se courbe pas même devant la volonté nationale ; elle ne reconnaît d’autre souveraineté que la souveraineté du droit. Or, pour Brutus, la République, c’est le droit, — droit supérieur à toutes les lois, à toutes les constitutions, à tous les décrets, à tous les sénatus-consultes, — droit imprescriptible contre lequel aucun complot de caserne, aucun caprice de faubourg, aucun suffrage, — pas même le suffrage de tous, — ne saurait prévaloir. C’est au nom de ce droit que Brutus a frappé César. C’est au nom de ce droit qu’il combat Octave. C’est au nom de ce droit qu’il appelle le monde à la rébellion, qu’il soulève la Macédoine, l’Achaïe et l’Asie, et qu’il dresse devant l’Occident la barricade titanique de l’Orient. — Qu’importe à Brutus cet arrêt d’ostracisme que lui jette la cité vendue au coup d’État ! Bien différent de ce Coriolan qui ne s’insurge contre la ville éternelle que pour la perdre, Brutus ne se révolte contre Rome que pour la sauver.

C’est ce désintéressement qui fait la grandeur singulière de Brutus. Pas un sentiment personnel, pas une pensée égoïste ne souille cette ambition sublime. L’exquise pureté de cette conscience éclate bientôt dans une scène illustre. Brutus, nous l’avons déjà vu, ne reconnaît pas la raison d’État ; il n’admet pas que la fin justifie les moyens ; il n’accepte pas ce sophisme en vertu duquel on peut servir les principes en les violant : voilà pourquoi il condamne avec tant de sévérité la conduite trop peu scrupuleuse de Cassius. Quelque dur qu’il lui paraisse de blâmer un ami, il n’hésite pas à lui parler ouvertement. Avec l’éloquence inexorable de la vertu, il lui reproche de n’avoir pas les