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LA PATRIE.

public. Ce problème, Shakespeare l’a résolu en concevant Falstaff.

Falstaff est une de ces figures capitales qui, dès leur apparition, prennent d’emblée dans l’imagination humaine une place essentielle. Supprimez de l’art cette création : un vide énorme se fait dans l’art. Retranchez-la du théâtre de Shakespeare ; l’ombre envahit ce théâtre ; le flambeau nécessaire s’éteint. Le sombre édifice du poëte a besoin, pour être éclairé, de cette étincelante physionomie. Falstaff a, dans l’ordre comique, la fonction primordiale que remplissent, dans l’ordre tragique, ces sinistres figures, Brutus, Roméo, Lear, Othello, Macbeth. Cette gamme immense des sentiments humains, qui va de la folle joie à la folle douleur, se perd, par une extrémité, dans la jovialité de Falstaff et, par l’autre, dans la mélancolie d’Hamlet. Falstaff dit le dernier mot du bouffon, comme Richard III dit le dernier mot de l’horrible. Sa difformité fait un colossal repoussoir à ces beautés ineffables, Desdemona, Juliette, Ophelia, — Miranda. Mais, pour être grotesque, Falstaff n’en est pas moins idéal. Ainsi que toutes les créations de premier ordre, Falstaff est une conception à la fois individuelle et universelle. C’est une personne et c’est un type.

Il se nomme Falstaff, et il s’appelle Légion. Il incarne dans sa panse énorme l’innombrable classe des corrompus satisfaits. C’est un mortel impérissable. Qui de vous ne l’a rencontré dans la rue, au bras de quelque complaisant désœuvré, — sortant du cabaret et se traînant chez Dorothée, remorqué d’une jouissance à l’autre, la prunelle en feu, le sarcasme sur la lèvre, narguant d’un sourire supérieur le passant besoigneux, honorant d’un regard de pitié la pauvre dupe que quelque devoir préoccupe, — égoïste bonhomme, spirituel, amusant, séduisant, impudent, cynique, charmant, immonde ?