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INTRODUCTION.

de traduire le Roi Lear, à l’idée de faire paraître sur la scène française un roi dont la raison est aliénée. » En effet, la tragédie classique, dont les règles retenaient l’auteur d’Abufar, avait mis sa poétique en harmonie avec l’autorité monarchique ; elle interdisait, au nom du goût, tout ce qui pouvait porter atteinte à la majesté des rois : elle niait que la déraison pût frapper les têtes couronnées et défendait de croire que les Héliogabale et les Charles VI eussent jamais existé. Voilà pourquoi le bon Ducis reculait avec un tel effroi devant la pensée de transporter un roi fou sur la scène de Voltaire et de Racine. Le poëte anglais avait, en vérité, outrageusement violé toutes les conventions orthodoxes. Ne relevant que de la nature et de son génie, il n’avait pas hésité à montrer la fragilité humaine jusque sous le manteau impérial. Avec une outrecuidance superbe, il avait frappé le sceptre de caducité et fait monter jusqu’au trône la démence vertigineuse.

Après cette scène incomparable qui est comme le point central du drame, l’action se bifurque : les deux tragédies domestiques qui s’étaient jointes un instant dans l’entrevue du père banni et du fils proscrit se séparent de nouveau et reprennent leur cours parallèle. Mais la duplicité de l’action n’altère en rien l’unité de l’œuvre. Si les incidents diffèrent, l’idée reste identique. La même destinée qui a causé le malheur de Lear va causer le malheur de Glocester[1].

Le comte a commis la même méprise que le roi. Égaré comme celui-ci par un mensonge, il a sacrifié l’enfant légitime à l’enfant bâtard, il a déshérité le juste au profit de l’injuste, et il n’a trouvé que la perfidie là où il comptait trouver le dévouement. Glocester est trahi par Edmond,

  1. L’aventure de Glocester et de ses deux fils paraît avoir été empruntée à un épisode de l’Arcadie, de Sidney, que le lecteur trouvera traduit pour la première fois, à l’Appendice de ce volume.