Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1872, tome 9.djvu/75

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
73
INTRODUCTION.

Sachez-le bien, si Shakespeare repousse le scénario traditionnel, s’il dédaigne la conclusion de la chronique, c’est qu’il cède à l’inspiration supérieure de son génie, c’est qu’il obéit à la nécessité même du sujet. En effet, adaptez à l’œuvre du maître la terminaison légendaire, faites, comme l’a voulu Nahum Tate, que le roi Lear soit rétabli triomphalement sur le trône, et non-seulement le drame perdra la moitié de sa beauté, ainsi que l’a dit Addison, mais il perdra sa signification même. En voyant ce vieux monarque proscrit remis par une armée étrangère en possession de ses États, nous autres, spectateurs du dix-neuvième siècle, nous songerons à quelque Louis le Désiré rentrant dans sa capitale derrière les fourgons de ses alliés. Cette pièce, terminée par la chute de l’usurpation et le triomphe de la légitimité, nous apparaîtra comme l’apothéose du prétendu droit divin des princes. — Comment ne pas reconnaître que cette conclusion est directement opposée à l’idée même de l’auteur ? Quoi ! Shakespeare aurait, dès l’origine, fait descendre le roi Lear du trône, il lui aurait retiré, par un acte d’abdication, le monstrueux pouvoir dont il était la première victime, il l’aurait arraché à la corruption des cours, il l’aurait soustrait à l’action funeste de l’omnipotence, il l’aurait corrigé par l’épreuve, réformé par l’adversité, réhabilité par le malheur, et tout cela pour arriver en définitive à le rétablir dans le milieu fatal d’où il l’avait tiré d’abord. Cette âme qu’il avait débarrassée peu à peu de tous les vices inoculés par la toute-puissance, il la prostituerait, une fois épurée, à la toute-puissance. Il rendrait à la monarchie ce cœur reconquis sur la monarchie. Contradiction absurde, impossible, que le maître n’a pu sanctionner ! Il est une majesté plus haute que la royauté, c’est la paternité. Après avoir recouvré le titre de père, Lear ne saurait sans déchéance reprendre le titre de roi. Pour faire une fin digne de lui, il ne doit pas expirer miséra-