Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1873, tome 12.djvu/28

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œuvre en raturant l’éloge du déchu et en paraissant ainsi le désavouer, ou ajourner la publication jusqu’à ce qu’elle pût se faire intégralement. Le premier parti impliquait une lâcheté ; la générosité du poëte dut lui faire préférer le second. Un incident était naguère survenu qui donnait à cette détermination le mérite d’un singulier désintéressement. Des entrepreneurs de librairie, nommés Thomas Millington et John Busby, s’étaient procuré, on ne sait comment, une copie du drame de Henry V, tel qu’il était avant les remaniements récemment opérés par l’auteur, et avaient fait imprimer cette copie chez l’imprimeur Thomas Creede ; puis, sans crier gare, dans le courant de l’année 1600, ils avaient mis en vente l’édition frauduleuse, offrant ainsi comme l’ouvrage définitif ce qui n’était plus qu’une imparfaite ébauche. Une pareille publication était pire qu’un vol, c’était une diffamation. Le drame circulait dans toute l’Angleterre, tronqué, inachevé, amoindri de moitié, privé de tous les développements nécessaires, dégarni de ces admirables chœurs qui en sont à la fois le commentaire et le complément, destitué enfin des mille beautés ajoutées par une magistrale révision. Shakespeare pouvait aisément faire justice de cette contrefaçon calomnieuse : puisque l’éloge d’Essex était interdit, il n’avait qu’à retrancher six vers devenus séditieux, et, cette suppression faite, il pouvait sur-le-champ publier l’œuvre dans son essentielle et éclatante intégrité. Il le pouvait, et il ne le fit pas. L’édition de 1600, vendue sans concurrence, fut réimprimée telle quelle en 1602 et en 1608. Ce n’est qu’en 1623, longtemps après les événements racontés plus haut, quand Essex, Élisabeth et Shakespeare s’étaient rejoints dans la tombe, que fut publié le drame de Henry V tel que le poëte l’avait refait, tel qu’il le voulait, — contenant l’impérissable réhabilitation du supplicié de 1601.