Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/108

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de ses yeux. Il s’appuya des deux mains sur les bras de Pétrone, laissa tomber sa tête sur sa poitrine et répéta en sanglotant :

— Seul, tout seul, tu y as songé. Toi seul, Pétrone, toi seul !

Tigellin était jaune de dépit. Pétrone poursuivit :

— Pars pour Antium ! C’est là qu’elle a vu le jour, là que tu as connu la joie, là que se fera l’apaisement. Que la brise de la mer rafraîchisse ta gorge divine, que ta poitrine aspire l’humidité saline. Nous, tes fidèles, nous te suivrons partout, et, tandis que notre amitié s’efforcera d’apaiser ta douleur, ton chant nous consolera.

— Oui, — dit Néron d’une voix affligée, — en son honneur je ferai un hymne dont je composerai la musique.

— Et tu iras ensuite chercher le soleil à Baïes.

— Et puis j’irai chercher l’oubli en Grèce.

— Dans la patrie de la poésie et du chant !

Déjà l’abattement et la tristesse s’étaient dissipés peu à peu, comme des nuages qui cachent le soleil. La conversation qui s’engagea était pleine encore de mélancolie, mais aussi de projets pour l’avenir : tournées artistiques, réceptions en l’honneur de la visite que devait faire Tiridate, roi d’Arménie. Tigellin, il est vrai, tenta de revenir encore sur les sortilèges, mais, sûr de la victoire, Pétrone lia ouvertement partie.

— Tigellin, — dit-il — crois-tu que les sortilèges aient quelque pouvoir sur les dieux ?

— César lui-même en parlait, — répliqua le courtisan.

— C’est la douleur qui parlait, et non César. Mais quel est ton avis à toi ?

— Les dieux sont trop puissants pour donner prise aux sortilèges.

— C’est donc que tu n’admets point la divinité de César et de sa famille ?

Peractum est ! — murmura Eprius Marcellus, debout près de Pétrone et répétant l’exclamation usitée dans le peuple pour annoncer que le gladiateur était si bien touché qu’il était inutile de l’achever.

Tigellin rongea son frein. Entre Pétrone et lui, l’hostilité était depuis longtemps évidente, mais il avait cet avantage que Néron ne se contraignait pas devant lui. Néanmoins, à chaque engagement qui avait eu lieu jusqu’ici, Pétrone avait vaincu son ennemi par sa finesse et son esprit.

Tigellin se tut et nota seulement dans sa mémoire les sénateurs et les chevaliers qui entourèrent Pétrone lorsqu’il regagna le fond de la salle, persuadés qu’après ce qui venait de se passer il deviendrait à coup sûr le premier favori de César.