Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/120

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s’imaginait alors que Lygie était perdue pour lui, et, à cette seule pensée, s’évanouissait en lui le reste de cet équilibre que voulait lui faire garder Pétrone. Il ne savait plus, à certains moments, s’il aimait ou s’il haïssait Lygie ; il se disait seulement qu’il lui fallait la retrouver, qu’il désirerait sentir plutôt la terre s’entrouvrir sous ses pieds que d’abandonner l’espoir de la revoir et de la posséder. Parfois, à force d’imagination, elle lui apparaissait aussi distinctement que si elle eût été près de lui ; il se rappelait chaque mot qu’il lui avait dit ou qu’il avait entendu d’elle. Il la sentait contre sa poitrine, dans ses bras, et une flamme de passion le consumait. Il l’aimait et il l’appelait. Et, quand il se disait qu’elle aussi l’aimait, qu’elle eût pu lui accorder de plein gré tout ce qu’il désirait d’elle, il était comme submergé par une vague énorme, une tristesse pénible, implacable et immense. À d’autres moments, il pâlissait de rage et songeait avec plaisir aux humiliations et aux supplices qu’il ferait subir à Lygie quand il la retrouverait. Non seulement il voulait la posséder, mais la traiter comme une vile esclave mordant la poussière ; en même temps il sentait que s’il avait à choisir entre devenir son esclave ou ne plus jamais la voir, il choisirait l’esclavage. Certains jours, il songeait aux traces que laisseraient les coups de bâton sur ce corps rose, et en même temps il eût voulu baiser ces traces. Il se figurait parfois aussi qu’il aurait du bonheur à la tuer.

En ce combat intérieur, ces souffrances, cette perplexité et cet énervement, sa santé, sa beauté aussi s’étiolaient. Il était devenu un maître dur et cruel. Les esclaves et même les affranchis ne l’approchaient qu’avec terreur, et, accablés sans raison de châtiments terribles et injustes, ils commencèrent à le haïr en secret. Il s’en rendait compte, et, sentant son isolement, il se vengeait sur eux avec plus de dureté. Il ne se retenait qu’avec Chilon, dans la crainte qu’il cessât ses recherches. Celui-ci, s’en étant aperçu, commença à prendre le dessus sur lui et à accroître ses exigences. Au début, il avait assuré Vinicius que les recherches seraient faciles et rapides. À présent, il forgeait lui-même des difficultés nouvelles, et tout en continuant à affirmer la certitude d’un résultat favorable, il ne cachait pas que cela pouvait durer longtemps.

Enfin, un jour, il arriva avec un visage si morne que le jeune homme pâlit et se précipita vers lui, avec juste assez de force pour lui demander :

— Elle n’est pas parmi les chrétiens ?

— Au contraire, seigneur. — répondit Chilon, — mais j’ai retrouvé parmi eux Glaucos, le médecin.

— Que dis-tu ? Qui est-ce ?

— Tu as donc oublié, seigneur, l’histoire du voyage que j’ai fait