Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/215

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

idées noires. Et sais-tu pourquoi il en était ainsi ? Parce que j’allais chercher bien loin ce que j’avais sous la main… Une belle femme vaut toujours son pesant d’or, mais quand, au surplus, elle vous aime, elle n’a pas de prix. Tous les trésors de Verres ne sauraient la payer. À présent je me dis : remplis ta vie de bonheur, ainsi qu’une coupe du meilleur vin que produit la terre et bois jusqu’à ce que ta main devienne inerte et que blêmissent tes lèvres. Ensuite, advienne que pourra : telle est ma nouvelle philosophie.

— Tu l’as toujours professée. Elle ne comporte rien de nouveau.

— Elle possède, à présent, l’idéal qui lui faisait défaut.

Il appela Eunice, qui entra, drapée de blanc, resplendissante sous ses cheveux d’or, et non plus l’esclave de naguère, mais une sorte de déesse d’amour et de félicité. Pétrone ouvrit les bras en disant :

— Viens.

Elle accourut, s’assit sur ses genoux, lui entoura le cou de ses bras et posa sa tête sur sa poitrine. Vinicius voyait les joues d’Eunice s’empourprer peu à peu et ses yeux se voiler. Ainsi réunis, ils formaient un merveilleux groupe de tendresse et de bonheur. Pétrone étendit la main vers une potiche, y prit une poignée de violettes et les répandit sur la tête, la poitrine et la stole d’Eunice ; ensuite il lui dégagea les épaules et dit :

— Heureux celui qui, comme moi, a rencontré l’amour enfermé dans un tel corps !… Parfois, il me semble que nous sommes deux divinités… Regarde : Praxitèle, Miron, Scopas, Lysias, ont-ils imaginé lignes plus pures ? Est-il à Paros ou au Pentélique un marbre aussi chaud, aussi rose et aussi voluptueux ? Il est des hommes qui usent de leurs baisers les bords d’un vase ; moi, je préfère chercher le plaisir là où je puis réellement le trouver.

Ses lèvres se mirent à errer sur les épaules et sur le cou d’Eunice. Elle frissonnait, ses yeux s’ouvraient et se refermaient sous l’empire d’une indicible félicité. Enfin Pétrone, relevant sa tête élégante et se tournant vers Vinicius :

— Et maintenant, réfléchis à ce que valent tes mornes chrétiens et compare ! Si tu ne saisis pas la différence, eh bien ! va les rejoindre. Mais ce spectacle t’aura guéri…

Au parfum de violettes qui flottait dans la salle, les narines de Vinicius se gonflèrent. Il pâlit à la pensée que s’il pouvait promener ainsi ses lèvres sur les épaules de Lygie, après ce bonheur sacrilège, il lui importerait peu de voir crouler le monde. Habitué déjà à se rendre promptement compte de ce qui se passait en lui,