Page:Sienkiewicz - Quo vadis, 1983.djvu/236

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garder aucune mesure, il suivit l’impulsion de son impitoyable nature romaine : se tournant vers Chilon, il dit :

— Je ne ferai pas ce que tu me conseilles ; mais, pour ne pas te laisser partir sans avoir reçu la récompense méritée, je vais te faire donner trois cents coups de verges dans mon ergastule.

Chilon était devenu blême. Le beau visage de Vinicius exprimait tant de froide cruauté que le Grec ne put se leurrer plus longtemps de l’espoir que la récompense promise n’était qu’une simple plaisanterie.

Il se jeta à genoux et, plié, se mit à geindre d’une voix entrecoupée :

— Comment, roi de Perse ! Pourquoi !… Pyramide de grâce ! Colosse de miséricorde ! pourquoi ?… Je suis vieux, affamé, misérable… Je t’ai servi… Est-ce ainsi que tu m’en récompenses ?

— Comme toi les chrétiens, — répliqua Vinicius.

Et il appela son intendant.

Chilon rampa aux genoux de Vinicius, les saisit convulsivement et, le visage couvert d’une pâleur mortelle :

— Seigneur, seigneur !… Je suis vieux ! cinquante, pas trois cents… Cinquante, c’est assez !… Cent, pas trois cents !… Pitié ! pitié !

Vinicius le repoussa et donna l’ordre. En un clin d’œil, deux robustes quades accoururent et saisirent Chilon par les quelques cheveux qui lui restaient, lui recouvrirent la tête de ses propres guenilles et le traînèrent dans l’ergastule.

— Au nom du Christ ! — gémit Chilon de la porte du corridor.

Vinicius resta seul. L’ordre qu’il venait de donner l’avait excité et ranimé. Il s’efforçait à présent de réunir et de coordonner ses idées éparses. Il se sentait grandement soulagé et la victoire remportée sur lui-même stimulait son courage. Il pensait avoir fait un grand pas pour se rapprocher de Lygie et qu’une récompense exceptionnelle l’attendait. De prime abord, il ne se rendit pas compte de son injustice envers Chilon, fouetté aujourd’hui pour le même motif qui lui valait naguère une récompense : il était encore trop Romain pour compatir à la souffrance d’autrui et pour se tourmenter l’esprit à propos d’un misérable Grec. Toute réflexion faite, il eût même jugé que c’était justice de châtier ce gredin. Mais il songeait à Lygie : « Non, je ne te rendrai pas le mal pour le bien, et plus tard, en apprenant comment j’ai traité celui qui m’excitait à porter la main sur toi, tu m’en seras reconnaissante. » Soudain, il se demanda si sa conduite à l’égard de Chilon serait approuvée par Lygie. La doctrine qu’elle professait ne commandait-elle pas le pardon ? Les