Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/23

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Il lui étoit avis qu’il embrassoit déjà sa belle Laurette ; et, parmi l’excès du plaisir qu’il sentoit, il ne se pouvoit tenir de parler lui tout seul et de dire mille joyeusetés, se chatouillant pour se faire rire. Étant arrivé à un orme, il l’entoura de ses bras, comme le pèlerin lui avoit conseillé. En cette action, il dit, plusieurs oraisons, et après il se retourna pour embrasser l’arbre par derrière, en disant : il me sera aussi facile d’embrasser ma femme, puisque Dieu le veut, comme d’embrasser cet orme de tous côtés. Mais, comme il étoit en cette posture, il se sentit soudain prendre les mains, et, quoiqu’il tachât de toute sa force de les retirer, il ne le put faire ; elles furent incontinent liées avec une corde, et, en allongeant le cou, comme ces marmousets dont la tête ne tient point au corps, et qu’on élève tant que l’on veut avec un petit bâton, il regarda tout alentour de lui pour voir qui c’étoit qui lui jouoit ce mauvais tour.

Une telle frayeur le surprit, qu’au lieu d’un homme seul qui se glissoit vitement entre les arbres après avoir fait son coup, il croyoit fermement qu’il y en avoit cinquante, et, qui plus est, que c’étoient tous de malins esprits qui s’alloient égayer à lui faire souffrir toutes les persécutions dont ils s’aviseroient ; jamais il n’eut la hardiesse de crier et d’appeler quelqu’un à son secours, parce qu’il s’imaginoit que cela lui étoit inutile, et qu’il ne pouvoit être délivré de là que par un aide divin, joint qu’il étoit vraisemblable à son opinion que, s’il se plaignoit, les diables impitoyables redoubleroient son supplice et lui ôteroient l’usage de la voix, ou le transporteroient en quelque lieu desert. Il ne cessoit donc d’agiter son corps aussi bien que son esprit, et, pour essayer s’il pourroit sortir de captivité, il se tournoit perpétuellement à l’entour de l’orme ; de sorte qu’il faisoit beaucoup de chemin en peu d’espace, et quelque-fois il le tiroit si fort, qu’il le pensa rompre ou déraciner.

Ce fut alors qu’il se repentit à loisir d’avoir voulu faire le magicien, et qu’il se souvint bien d’avoir ouï dire à son curé qu’il ne faut point exercer ce métier-là, si l’on ne veut aller bouillir éternellement dedans la marmite d’enfer. Ayant cette pensée, sa seule consolation fut de faire par plusieurs fois de belles et dévotes prières aux saints, n’osant en adresser particulièrement à Dieu, qu’il avoit trop offensé. Cependant la belle Laurette, qui étoit demeurée au château, ne dormoit