Page:Sorel - La Vraie histoire comique de Francion.djvu/531

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avez procuré cela afin de tromper ce gentilhomme, et de le détourner par ce moyen d’une autre amour, où il vous étoit concurrent et plus favorisé que vous. Ergaste fut fort étonné d’entendre que le juge sçavoit tant de ses affaires. Il fut fâché d’en avoir parlé trop librement, et il vouloit faire croire qu’il n’avoit rien à démêler avec Francion ; mais le magistrat lui repartit qu’il lui mettroit un homme en tête qui lui soutiendroit tout cela, et que d’ailleurs Émilie se promettoit de donner tant de preuves contre lui, que, s’il ne la vouloit épouser de son bon gré, il y seroit contraint par la justice. Il dit alors que son vrai juge étoit à Venise, et que c’étoit là qu’Émilie le devoit faire appeler ; mais Lucio lui remontra que ceux qui étoient outragés demandoient justice au lieu où ils se trouvoient, et qu’étant alors résident à Rome, aussi bien que Lucinde et Émilie, il seroit légitimement condamné par les juges de la ville. Ergaste fut alors touché d’un remords de conscience : il se souvenoit des promesses qu’il avoit faites autrefois à Émilie et fut fâché de l’avoir quittée. Il dit à Lucio que cette affaire s’accommoderoit avec le temps ; mais il lui repartit que l’on ne lui donneroit point de délai, et que, s’il en demandoit, l’on s’assureroit de sa personne. Là-dessus ce magistrat fit appeler Dorini, qui étoit fort de ses amis, et il lui dit comme il étoit après pour faire un mariage d’Ergaste avec Émilie, et lui raconta en bref ce qui venoit d’arriver. Dorini s’étonna de cette rencontre ; et, sur ce qu’il voyoit qu’Ergaste marchandent encore à promettre d’épouser son ancienne maîtresse, il lui dit qu’il sçavoit bien qu’il avoit toujours eu du dessein pour Nays, mais qu’il ne devoit point espérer en elle, parce que, quand elle eût méprisé Francion, elle ne l’eût pas accepté, n’ayant point d’inclination pour lui. Cela le fit donc résoudre à achever ce qu’il avoit commencé : il promit qu’il épouseroit Émilie, et qu’il la traiteroit désormais avec toute sorte de témoignages d’affection. Sa beauté étoit si rare qu’il s’en devoit contenter ; et, bien que sa mère fût pauvre et embarrassée d’affaires, si est-ce qu’elle avoit de grandes espérances dans le gain de ses procès. Lucinde fut ravie de voir qu’elle auroit pour gendre celui qu’elle avoit toujours désiré ; car, si elle avoit songé à Francion, c’étoit parce que l’on lui avoit fait croire malicieusement que ce seroit l’avantage de sa fille, et qu’elle ne devoit rien espérer