Page:Sorel - Montesquieu, 1887.djvu/161

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dans le trouble du pays, des disciples hasardeux et dissidents, qu’il aurait certainement désavoués, s’il les avait connus à l’œuvre, mais qui n’en procèdent pas moins naturellement de lui.

Cet apologiste de la monarchie, ce restaurateur de l’ancien droit public des Français, était destiné à devenir, entre leurs mains, le prophète de la démocratie égalitaire et de la république à la romaine. Cette métempsycose singulière tient moins au fond de la pensée de Montesquieu, qu’à la forme qu’il y a donnée et aux idées avec lesquelles ses lecteurs interprétaient son ouvrage. « Quand j’ai été rappelé à l’antiquité, disait-il, j’ai cherché à en prendre l’esprit. » En essayant de ressusciter les anciens, il les animait de sa propre âme, de l’âme de son siècle. Il n’évoquait point, à vrai dire, le fantôme d’une antiquité morte pour jamais : il dégageait une certaine forme de pensée que son siècle portait en soi, et qui devait renouveler, pour un temps, la politique, la littérature et jusqu’à l’art même en France. Montesquieu est moins un restaurateur de l’antiquité qu’un précurseur de la France néo-grecque et néo-latine, d’André Chénier à David, et de Vergniaud à Napoléon, en passant par Robespierre, Saint-Just et Charlotte Corday. Ce qui semble, de sa part, l’effet d’une divination singulière ou d’une influence plus merveilleuse encore, s’explique par un même état d’âme se produisant, en lui et chez ses disciples révolutionnaires, à des époques diverses et dans des milieux différents. C’est un problème de psychologie autant que d’histoire.