Page:Sorel - Montesquieu, 1887.djvu/30

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on ne voulait qu’être heureux, cela serait bientôt fait ; mais on veut être plus heureux que les autres ; et cela est presque toujours difficile, parce que nous croyons les autres plus heureux qu’ils ne sont. » C’est de la sagesse, trop de sagesse même en ces affaires d’imagination et de cœur qui en comportent si peu. Bienfaisant et humain sans être sensible, il n’a jamais poussé aucun attachement jusqu’au trouble de l’âme et au déchirement des entrailles. C’est toujours le même fond stoïque, recouvert et comme saupoudré de légèreté gasconne. Les plantes qui poussent sur ce terrain regorgent de sève et produisent des fruits merveilleusement succulents, mais elles ne développent point de verdure et ne donnent point d’ombre.

Montesquieu aurait été profond et brillant mais sec, si l'observateur, le curieux et le penseur ne s’étaient doublés en lui d'un artiste. Il n’a pas seulement le sens politique de l’antiquité, il en a le sens poétique. « Cette antiquité m’enchante, et je suis toujours prêt à dire avec Pline : c’est à Athènes que vous allez, respectez les dieux. » Il goûte « cet air riant répandu dans toute la fable ». Il trouve Télémaque « l’ouvrage divin de ce siècle ». À part un seul, qu’il ne put lire qu’en son âge mûr, et qu’il a dû goûter, Manon Lescaut, les romans que l’on publie en son temps, délayés, sans observation, sans style, le détournent de la littérature d’imagination ; la versification terne, froide et machinale des contemporains, le détourne de la poésie. Il ne la trouve que