Page:Soupé - Études sur la littérature sanscrite.djvu/87

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celui-ci roi du pays d’Anga (le Bengale actuel). » En effet, le sacre ou onction sainte conférait à celui qui en était l’objet un caractère inviolable. Ce qu’il a dit se fait : la cérémonie s’accomplit sur le champ du tournoi ; assis sur un siège d’or, Karna est sacré et béni par les prêtres ; on lui donne le parasol et le chasse-mouches, insignes de la royauté, et le nouveau prince témoigne à Douryôdhana sa reconnaissance et son amitié. Cependant on le croyait fils d’un simple cocher, et son père putatif, un vieillard, paraît précisément à l’entrée de l’arène. Quel coup de théâtre ! Quel échec pour l’orgueil de ce monarque d’une heure ! Mais Karna se croit le fils de ce serviteur vulgaire : le respect filial, si puissant dans la race hindoue d’alors, l’emporte en lui, et il s’humilie : cette scène, toutes proportions gardées, n’est pas sans rapport avec le dénouement du Don Sanche d’Aragon de notre Corneille :

Le vêtement en désordre, tremblant, ruisselant de sueur, pouvant à peine parler, parce qu’il venait de courir trop rapidement, le cocher entre dans le cirque. À son aspect, Karna jette son arc, se rappelle aussitôt la vénération qu’on doit à son père et incline devant lui sa tête, encore imprégnée de l’huile sainte. « Mon fils ! » s’écrie le cocher, vivement ému et tressaillant de bonheur. Puis, le baisant au front, doucement attendri, il semble de nouveau consacrer par ses larmes la tête du roi d’Anga, que les prêtres avaient bénie. En voyant ce tableau, le fils de Pândou, Bhîmaséna, dit d’un ton railleur : « Fils de cocher, tu ne mérites pas de mourir sous les coups du généreux Ardjouna : prends un fouet et un aiguillon ; voilà ce qui te convient. Tu n’es pas plus digne d’obtenir le trône d’Anga qu’un chien de lécher le beurre clarifié qui coule des autels. » À cette apostrophe, Karna, les lèvres crispées de colère, soupira et leva de tristes regards vers le dieu du jour, son vrai père, qui brillait au haut du firmament. Soudain, le vigoureux Douryôdhana, plein de rage, semblable à un éléphant furieux, s’élance du milieu de ses frères, groupés ensemble à l’instar d’une touffe de lotus, et il répond au formidable Bhîmaséna, debout auprès de lui : « Ventre de loup ! Tu as tort de parler ainsi… Il en est des héros comme des fleuves : leur source est obscure et difficile à connaître. »