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HISTOIRE DU PARNASSE

des entrées à sensation, fiévreux, s’épongeant, donnant des nouvelles de son Tribunat Bonhommet, le héros qu’il a créé, et « qui est à Prudhomme ce qu’un caïman de première férocité serait au lézard de nos jardins », puis il disparaît, toujours fantastique[1]. Heredia, d’une voix tonnante, cause avec Mendès qui lui répond d’un ton lent et câlin. On entend le gros rire d’Armand Silvestre alternant avec la jovialité plus délicate de Blémont. D’Hervilly crible de ses attaques Valade, pâle comme un Arabe ; Valade ne répond qu’un seul mot, mais qui porte. Son inséparable, Mérat, monte l’escalier, annoncé par sa canne qui traîne de marche en marche, fumant son étemel cigare : s’il trouve l’Entresol un peu trop calme, il lance une ou deux pierres dans la mare parnassienne : « un peu de passion ne nuit pas », ou encore « les Prunes de Daudet sont enfantines, mais il y a là deux ou trois vers gentils ». Les Impassibles, qui n’ont pas pardonné à l’auteur du Parnassiculet, éclatent en imprécations, et Mérat enchanté fait sa sortie, précédé de son éternel cigare, suivi de sa canne[2].

Certains jours, l’art est un peu oublié pour la politique ; comme ce sont des jeunes, donc des opposants, le passage Choiseul est républicain ; Ricard et Verlaine font assaut de déclamations révolutionnaires, ce qui, dit Verlaine, « fait sourire la splendide barbe flave de notre éditeur et ami Lemerre, aux dieux pareil[3] ».

Tel est le milieu, qui n’est pas homogène : la librairie est ouverte à tous ; l’Entresol n’est pas sévèrement réservé aux Parnassiens : beaucoup d’écrivains, restés indépendants, ou de simples lettrés, fiéquentent le Passage, attirés, dit Bergerat, par le bruit d’ailes des Muses[4]. Les peintres aussi viennent là en camarades : Feyen-Perrin, Manet, Fantin qui, en 1872, groupe dans son tableau intitulé Coin de Table, une douzaine des habitués de l’Entresol[5]. Ce n’est pas une académie, ce n’est pas une petite chapelle, c’est un syndicat qui, nous l’avons dit, veut se défendre, et par conséquent attaque. On a prétendu que c’était une école de dénigrement, et que, par émulation avec leur maître, les disciples de L. de Lisle se déchiraient entre eux. C’est fort exagéré : il y avait simplement

  1. Verlaine, IV, 296.
  2. Id., ibid., p. 294-295 ; cf. sur Mérat, l’article amical de M. Prévost dans le supplément littéraire du Figaro, 12 janvier 1929.
  3. Ibid., p. 295 ; cf. Mercure de France, 16 novembre 1909, p. 230.
  4. Souvenirs, II, 151.
  5. Verlaine, IV, 297.