Page:Souriau - Histoire du Parnasse, 1929.djvu/241

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
177
LE PARNASSE

qui m’a été adressé de préférer les morts aux vivants est on ne peut plus motivé, et j’y réponds par l’aveu le plus explicite[1]. » Huit ans après, dans son Polythéisme hellénique, Ménard reprend l’idée de son ami : « quand l’avenir n’a plus de promesses, l’esprit se nourrit de souvenirs, et, pour les races fatiguées, la société des morts vaut mieux que celle des vivants[2] ».

L’élève maintenant enseigne le maître : à Ménard qui s’attarde dans la politique rouge, Leconte de Lisle, qui s’en est évadé, prêche le retour à l’art grec : « la hiérarchie des esprits et les grandes œuvres d’art pèsent dans la balance d’un autre poids que cinq cent millions d’almanachs démocratiques et sociaux. J’aime à croire, — et puisse le rapprochement monstrueux m’être pardonné — que l’œuvre d’Homère comptera un peu plus dans la somme des efforts moraux de l’humanité que celle de Blanqui[3]. » Rappelant à Ménard les belles rêveries du Club Théagogique, il lui montre, littéralement, le ciel : « Donnons notre vie pour nos idées politiques et sociales, mais ne leur sacrifions pas notre intelligence, qui est d’un prix bien autre que la vie, car c’est grâce à elle que nous secouerons sur cette misérable terre la poussière de nos pieds pour monter à jamais dans les magnificences de la vie stellaire[4] ». Leconte de Lisle voit plus grand que son ami ; il est d’une autre lumière. Le pauvre Ménard est né dans la ténébreuse rue Gît-le-Cœur ; Leconte de Lisle chante Midi, Roi des Etés, avec ses souvenirs du soleil à l’équateur[5]. Pourtant, dans leur commerce intellect tuel, aucune jalousie : L. Ménard ne s’est jamais vanté d’avoir enseigné Leconte de Lisle, et ce dernier s’est montré fier de l’approbation de son ami : à un poète qui était allé le voir pendant que la Revue des Deux-Mondes publiait ses Hymnes Orphiques, Leconte de Lisle dit avec orgueil : « je suis content de ces poèmes parce que mon vieil ami Ménard m’a dit que c’est dans ces vers que j’ai le plus profondément pénétré et rendu le génie grec ». M. Barrès enchâsse ce mot dans un précieux commentaire : « la jolie phrase, d’un sentiment noble et touchant ! Belle qualité de ces âmes d’artistes, si parfaitement préservées, que, bien au delà de la soixan-

  1. Derniers Poèmes, p. 224.
  2. Cf. J. Ducros, Le Retour de la Poésie, p. 70.
  3. M. A. Leblond, p. 241-242.
  4. H. Houssaye à l’Académie, dans Le Temps du 13 décembre 1895.
  5. Seuls les fils des pays du soleil comprennent la splendeur éclatante de la lumière ; cf. Mercure de France, Ier juin 1921, p. 483.