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AVANT LE PARNASSE

Cette puissance d’esprit ne dessèche pas son cœur. Il a beau s’en défendre, et, devant la galerie, lancer des invectives contre l’art sentimental, il a le don divin de l’émotion. Sa main d’artiste, d’ouvrier en vers, est froide et ne tremble pas, mais elle traduit tous les battements de son grand cœur. Là-dessus, pleine justice est rendue par Barbey d’Aurevilly à l’auteur d’Émaux et Camées : « son titre est vaincu par son livre. Ce titre ne dit pas la moitié du livre qu’il nomme. Il en dit le côté étincelant et sec. Il n’en dit pas le côté noyé, voilé et tendre. Les émaux ne se dissolvent pas. Le livre de M. Gautier devrait s’appeler plutôt Perles fondues, car presque toutes ces perles de poésie, que l’esprit boit avec des voluptés de Cléopâtre, se fondent en larmes aux dernières strophes de chacune d’elles ; et c’est là un charme, un charme meilleur que leur beauté[1] ».

Parmi ces perles, la plus pure c’est son amitié pour la Princesse Mathilde, qu’il a si joliment flattée dans La Fellah, non pas en courtisan, mais en ami, fidèle jusque dans la déchéance de 70. Au moment de la débâcle impériale qui le précipite lui-même dans la misère, c’est à peine s’il songe à se plaindre ; de Suisse, il écrit à son ami Bazin, le 5 septembre : « Pour ce pauvre empereur, quelle fin lamentable d’un rêve éblouissant ! Et ma chère Princesse ! Quelle affreuse douleur ! La voilà détruite à jamais, cette abbaye de Thélème de Saint-Gratien ! Fermé comme un tombeau, ce gracieux Décaméron, où se sont tenues tant de conversations étincelantes ! Où est-elle maintenant, cette belle et bonne créature si aimée[2] ? » Quand il sait enfin où lui écrire, quel courage, quelle beauté dans son amitié : « …j’ai honte de parler de mon petit écroulement particulier devant une infortune comme la vôtre !…Ne plus vous voir, moi qui avais pris cette habitude si douce de vivre près de vous, presque à vos pieds, et à qui vous laissiez baiser vos belles mains impériales[3] ! » Quelle noblesse dans ce dernier mot !

Le cœur du poète battait si fort que, en approchant l’oreille de ses vers, on y perçoit encore de lointains contre-coups. La passion, dans les Émaux et Camées est personnelle, originale, et ne doit rien aux influences littéraires. Quelqu’un a prétendu pourtant que « le grain de sentimentalité et la parcelle d’au-delà qu’on découvre en cherchant un peu dans l’œuvre de Gautier, lui viennent sans

  1. Cité par Catulle-Mendès, Rapport, p. 102.
  2. Comte Primoli, R. D. D.-M., 15 novembre 1925, p. 357.
  3. Id., ibid., p. 360.