Page:Souvestre - Le Monde tel qu’il sera, 1846.djvu/201

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me cherchaient durent m’emporter de force, dans leurs bras.

Quand j’arrivai à la maison, je me jetai à genoux en demandant qu’on me rendît ma mère ; je refusais de manger ; je voulais mourir pour qu’on me mît avec elle dans la fosse. Ce fut la première fois que j’entendis dire auprès de moi ;

— Elle est folle.

Le temps adoucit ma douleur sans l’éteindre. Je m’accoutumai à ne plus quitter les endroits que préférait celle que je ne pouvais oublier, à me servir de ce qui lui avait servi, à continuer ses goûts et ses habitudes. On s’était d’abord inquiété de ma persistance d’affection, on finit par la railler. Ces railleries m’y confirmèrent davantage. Seulement, j’évitai d’en parler, de la laisser voir, et je grandis toujours seule avec mon souvenir.

Cette solitude me donna le goût de la lecture ; les livres sont les compagnons consolateurs et fidèles des isolés. J’ouvris mon désert aux créations des vieux romanciers et des vieux poètes ; je pris leurs héros pour amis, je m’attachai à leurs infortunes et à leurs triomphes comme à de vivantes réalités. On me trouvait dans des transports de joie, ou baignée de larmes sans que je pusse en donner d’autre cause que le bonheur de la famille Primerose ou la mort de Marguerite. Je ne vivais plus avec les vivants, mais avec les fantômes. Eux seuls avaient mes admirations, mes amours, ma haine. Je ne savais point quels étaient nos voisins, et je connaissais familièrement Childe Harold, Jocelyn, Faust. Leurs noms venaient sans cesse malgré moi sur mes lèvres, et ceux qui m’entouraient, pris d’une pitié méprisante, répétaient plus haut ;

— Elle est folle.