Page:Souvestre - Le Monde tel qu’il sera, 1846.djvu/304

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— Eh morbleu ! qui sait ? reprit Mortifer évidemment flatté ; quand on est un peu chatouilleux sur le point d’honneur… Je me suis battu soixante-quatre fois, monsieur.

— Diable !

— Et j’ai tué trente-deux de mes adversaires.

— C’est-à-dire que vous vous êtes arrangé à cinquante pour cent ? dit Banqman avec la même gaieté aimable.

— Et un cuistre de Format prétendrait m’ôter la liberté de continuer ? reprit le comte indigné ; non, cela ne sera pas ! Le duel est la dernière sauvegarde de la morale et de l’honneur. Sans lui, tous les gens qui ne savent point manier une épée nous diraient effrontément en face ce qu’ils pensent. Il suffirait d’avoir raison pour oser élever la voix. Nous ne souffrirons point une pareille honte ! Le seul moyen d’entretenir la politesse, la justice et la loyauté parmi les bourgeois, est de laisser le droit à quiconque se dira offensé de leur envoyer une balle dans la mâchoire, ou de leur percer la peau.

À ces mots, prononcés d’un air profond, Mortifer tourna sur ses talons et aborda un autre groupe.

— Vous venez d’entendre l’opinion de ceux qui s’appellent eux-mêmes les hommes de cœur, dit Prétorien à son compagnon ; les percements de peau et les brisements de mâchoire leur sourient d’autant plus qu’ils comptent bien en garder le monopole. Ils prouvent la nécessité du duel pour punir les crimes que la loi n’atteint pas, sans ajouter que, dans cette justice de hasard, c’est souvent l’offensé qui meurt et le coupable qui triomphe. Ils le signalent comme une garantie contre l’insolence des lâches, mais ils ne disent pas que c’est en même temps un auxiliaire pour celle des spadassins.