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DELPHINE.

avec amour, dans mon cœur ? Mais si vous redoutez le blâme de la société, je saurai bientôt… — Le blâme de la société, interrompit-elle avec une expression d’insouciance singulièrement piquante, je ne le crains pas : mais mon secret sera connu avant que je l’aie confié ! à l’amitié ; et vous ne savez pas combien cette conduite me rend coupable ! » Elle allait continuer, lorsque nous entendîmes du bruit dans le salon, et le nom de madame d’Ervins plusieurs fois répété. Delphine me quitta précipitamment pour demander la cause de l’agitation de la société. « Madame d’Ervins, lui répondit M. de Fierville, vient de tomber sans connaissance, et on l’emporte dans sa voiture, par ordre de M. d’Ervins : il ne veut pas qu’elle reçoive des secours ailleurs que chez elle. »

À peine Delphine eut-elle entendu ces dernières paroles, qu’elle s’élança sur l’escalier, atteignit M. d’Ervins, monta dans sa voiture sans rien lui dire, et partit à l’instant même : c’est tout ce que je pus apercevoir. Le mouvement rapide d’une bonté passionnée l’entraînait. Elle me laissa seul au milieu de cette fête, que je ne reconnaissais plus. Je cherchais en vain les plaisirs qui se confondaient dans mon âme avec l’amour ; mais j’étais pénétré de cette émotion tendre et néanmoins sérieuse qui remplit le cœur d’un honnête homme, lorsqu’il a donné sa vie, lorsqu’il s’est chargé du bonheur de celle d’une autre.

Je ne sais si j’abuse de votre amitié en vous confiant les sentiments que j’éprouve ; mais pourquoi la gravité de votre âge et de votre caractère me défendrait-elle de vous peindre ce pur amour qui me guide dans le choix de la compagne de ma vie ? Mon cher maître ! ils vous seront doux les récits du bonheur de, votre élève ? s’ils vous rappellent votre jeunesse, ce sera sans amertume, car tous vos souvenirs tiennent à la même pensée : ils se rattachent tous à la vertu.

J’attendrai, pour m’expliquer entièrement avec madame d’Albémar, que j’aie reçu la réponse de ma mère. Dans quelques jours je serai près de vous à Mondoville, puisque vous y avez besoin de moi. Je veux que nous écrivions ensemble à ma mère, de ce lieu même où elle a passé les premières années de son mariage et de mon enfance : ces souvenirs la disposeront à m’être favorable.